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Max | Cadeau

Publié le 18 janvier 2011 par Aragon

ves2.JPGSon parc est semblable à elle : sauvage et accueillant à la fois. Les arbres patientent dans le froid de cette presque soirée d'hiver. Ils ne redoutent pas ma présence, les branches les plus hautes ont signalé mon arrivée et quelques oiseaux sont postés ça et là, guetteurs amicaux de festivités annoncées. Elle m'ouvre la porte de l’antique maison. Elle a mis une robe de soie bleue, lumineuse, électrique, irréelle : message encourageant «je suis ta femme en bleu, celle-là même qui t'illumine de l'intérieur »

C'est la première fois que je viens. L'encens qu'elle a fait brûler me ravit. Odeur familière de l’opium que je capte dans ses cheveux, derrière ses oreilles, là où les effluves se mêlent à sa peau. Son baiser est bref, sucré, discret comme un point de suspension, prélude à d'autres qui viendront ponctuer par la suite des heures à venir.

Derrière nous, le jardin vibre. Bordant l’immense superficie du parc, de hauts murs vont jusqu’aux portes du fleuve. Souillés par le mascaret ils en épousent les eaux, plongeant par pans entiers dans une sourde écume brune. Les eaux de l'estuaire sont gonflées de ce même désir de vivre qui anime les hommes depuis des temps immémoriaux, leur font marquer la trace vive de leur passage, leur volonté pacificatrice par murs, terrasses et quais interposés, jusque dans les entrailles d’une mer ou d’un fleuve…

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Les mouettes, pensant que la terre peut les entendre, crient au loin en la ligne de partage des eaux de l’estuaire, en son invisible mitan et les bateaux traversiers déchirant d’une étrave d’acier cette eau couleur de labours, se hâtent avant la nuit, semblant saisir avec avidité la moindre bribe de cet instant délicieux qu’ils marquent dans le courant à la corne de brume ou dans la lumière grise et mauve vespérale, d’un mouvant fanal fixé à l’extrême d’un mât.

Je passe sous le mur blasonné, sous son calcaire blanc. J'entre. Comme j'entre en elle à chaque fois. Lentement. Avec une infinie douceur obligée, un émerveillement d'enfant devant cette fête renouvelée, matin de Noël à chaque fois… J'entre lentement et elle respire un peu plus fort. Je reste là, à l'entrée, en attente d'un signal de son visage qui va me dire de venir plus près, encore, plus avant, plus…

Elle me mène à l'intérieur de son manoir de Lammermoor où les chats ont pris racine : divans, chaises, recoins, placards et vestibules, tout est animalement habité, chaque geste que je fais déclenche une onde, une réponse, une vibration dans cette maison, comme tout à l'heure dans son lit, chaque mot que je dirai, chaque caresse que je lui porterai, chaque coup de rein que j'oserai, produira une réponse animale, sombre et vigoureuse à la fois, sauvage et soumise à la loi la plus impérieuse et juste qui soit pour elle : celle du désir.

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Elle m'offre en silence une tasse de thé fumant que j'entoure de mes doigts fatigués. Elle boit lentement la sienne, plantant en moi son regard lumineux, brillant, bleuté par les reflets de sa robe, aguerri par notre lutte habituelle où il s'agit de défier ce désir, de le mettre au pas, de le dompter quelques instants, juste pour sentir en nous la force bouleversante grandir, nous envahir et nous jeter - quelques minutes plus tard - l'un sur l'autre, l'un dans l'autre. Désordre invariable des corps, cacophonie précieuse des mots empilés à la hâte, fourmillement d'odeurs, de sons, de saveurs et d'images familières, arrêt brutal sur le moment le plus doux, sensation époustouflante d'être à l'unisson, jusqu'au cri ultime qui déchire la nuit neuve, qui la lézarde à coup de canif comme on plante un couteau dans l'eau sans craindre de la blesser…

Lucie est la seule femme qui m'aime et ce cadeau me délivre de moi-même, me donne les mots pour dire ce que je suis contre tout ce qui blesse et qui juge. Contre tout ce qui exige, que j’exècre et qui me tue.



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