Depuis le début de la montée en puissance médiatique et politique de Marine Le Pen, un argument revient souvent à son sujet : elle ne serait qu’une vitrine, rajeunie, blondie, féminisée, modernisée certes, mais vitrine – trompeuse – quand même, pour un vieux parti raciste et xénophobe, inchangé. Dans le passage de témoin entre le père et la fille, il faudrait pointer la persistance du nom plutôt que le changement de prénom. Toute tentative de donner un sens à ce changement, de prendre au sérieux le discours, cohérent, déployé par la nouvelle patronne du FN serait au mieux inutile, au pire une façon de donner du crédit à ce parti ; il n’y aurait qu’une extrême-droite française, la même depuis toujours, qui ne prendrait des voix qu’à la droite et qui se résumerait, ultimement, aux saillies révisionnistes et aux slogans-choc (immigrés = chômage, etc.) de son fondateur – saillies et slogans que sa fille ne repousserait qu’à grand peine et qui, comme le naturel, reviendraient facilement au galop.
Cette vision des choses, reconnaissons-le, facilite considérablement le travail de lutte contre le FN : il suffirait, si on la suit, de commencer chaque intervention s’y rapportant par un rappel solennel, expliquant que nous ne sommes pas dupes, que derrières les oripeaux rajeunis se cache toujours le même parti, faisant fond sur l’appel à la haine et sur des valeurs profondément opposées à la République. Comme une sorte de rappel au cordon sanitaire : oui, peut-être que ce nouveau visage du FN est plus souriant, mais ne vous y trompez pas, c’est le sourire du loup du Petit Chaperon Rouge ! Sous les draps de la grand-mère alitée, les mâchoires du prédateur. Tout le reste ne serait qu’écume médiatique et rhétorique, ou un effet d’optique dû à la lepénisation de la droite sarkozyste. Le FN ne changerait pas, ce serait à la rigueur la droite qui change dans sa direction, et il serait urgent de ne rien … changer aux discours qu’on lui oppose.
Ce leitmotiv souligne en vérité fort bien, a contrario, la complexité de la situation. Dans sa marche vers la tête du FN, Marine Le Pen a pris un certain nombre de tournants ébranlant le schéma traditionnel de la confrontation entre son parti et le reste du champ politique. Sa propre personnalité n’est pas le moindre de ces tournants ; d’un homme du siècle passé, à la langue raffinée et aux rituelles allusions antisémites et racistes, on est passé à une femme gouailleuse faisant tout pour paraître de son temps. Mais les idées ne sont pas en reste. A côté de la réaffirmation de grands classiques « maison » comme la préférence nationale ou l’anti-immigrationnisme, surgissent des axes forts plus surprenants : rupture affichée avec les tendances ultra du Front, défense des homosexuels, plaidoyer pour la laïcité, la protection sociale, les services publics (dont bancaire !), l’État et même la République, autant de lances rompues avec la vieille formation de son père. Philippe Cohen souligne, dans son compte-rendu du discours d’investiture de l’héritière, combien celui-ci a pris à rebrousse-poil jusqu’à l’assemblée qui l’avait faite reine.
On pourrait encore, néanmoins, voir dans cette gêne de l’appareil la confirmation du jugement rappelé plus haut. En admettant même que Marine Le Pen ait réellement projeté et entamé de déplacer l’axe politique du FN, ne restera-t-elle pas fixée sur place par un appareil de cadres, et de militants, qui eux n’ont pas changé ? On pourrait au bout du compte résumer ainsi l’alternative que l’on nous présente souvent : soit tout cela n’est que de la communication pour couvrir un plan caché resté identique aux objectifs de Jean-Marie Le Pen (« on vous vend du social, on vous fera du nazisme ») ; soit il y a une forme de sincérité à ce mouvement de normalisation/dédiabolisation du FN façon Marine, mais il ne résistera pas à l’épreuve des faits et à l’inertie du parti. Dans les deux cas, il y aurait une même formule magique à mettre en œuvre contre le FN : dénoncer, encore et toujours, le retour de la bête immonde, fût-elle aux mille visages, et sans répondre au détail de son propos.
Et si les choses étaient un peu plus compliquées ? Nul ne peut savoir ce que pensent au fond d’eux-mêmes Marine Le Pen et ses proches, et à la rigueur, peu importe. Dans le domaine public, les discours valent actes. Pour ce qui est donc du discours, on lira avec profit une interview récemment accordée par la nouvelle présidente à Causeur pour mesurer l’ampleur du changement, changement qui sera probablement matérialisé lors de la mise à jour du programme du parti d’extrême-droite (qui pour le moment demeure encore à l’état de 2007). La surface médiatique de la fille de son père ayant régulièrement tendance à s’étendre, on peut raisonnablement inférer que ses propos seront entendus par un nombre croissant de Français, et que le décalage entre un discours anti-FN classique de « diabolisation » (tel que résumé ci-dessus) et la nouvelle image incarnée par Marine Le Pen finira par ôter une bonne part de sa crédibilité au premier. L’embellie sondagière de la future candidate à la présidentielle, même si elle doit être prise avec les précautions d’usage, n’est probablement pas étrangère à cela. D’une part, on ne peut pas empêcher des électeurs de croire à ce qu’ils entendent : d’autre part et en retour, l’arrivée de nouveaux électeurs, et à plus forte raison de nouveaux électeurs attirés par le FN « new look », pourrait bien contribuer à faire basculer celui-ci du côté du national-populisme prôné par sa nouvelle présidente, et à la conforter dans son mouvement. Il n’y a pas de raison objective de penser que les partis soient condamnés à rester inscrits dans des cases pré-définies de toute éternité, dans lesquelles on les ferait entrer de force s’il le faut pour les besoins de l’analyse et du commentaire. Il serait d’ailleurs intéressant de comparer ce qui va se passer au FN avec la démarche similaire – toutes choses égales par ailleurs – de François Bayrou en 2007. A l’époque, la transition d’un discours de centre-droit à un discours « d’extrême-centrisme », assumé comme également compatible avec la gauche, avait indéniablement attiré de nouveaux militants et élus issus de la gauche dans l’UDF-MoDem naissant. Mouvement difficile à quantifier, mais constaté je crois par beaucoup de militants de gauche dans leur entourage, et qui n’était probablement pas pour rien dans la tentative ultérieure de rapprochement franc avec le PS et les Verts lors des colloques du Rassemblement de Vincent Peillon. Le FN aura-t-il un destin comparable vis-à-vis de l’UMP ?
En cas de succès électoral, il me semble donc que le FN peut être saisi par une dynamique de transformation qui porte voire dépasse les intentions initiales de Marine Le Pen. A cela s’ajoute le fait que l’héritière Le Pen, si elle ne pose pas de « bonnes questions » comme le disait Laurent Fabius, pointe néanmoins un certain nombre de terrains sensibles et délaissés (ou peu clairement abordés) par ses adversaires comme la laïcité, le multi-culturalisme, le protectionnisme (voir là encore l’éclairante interview dans Causeur) – l’avance qu’elle y acquiert ainsi peut même donner l’impression qu’elle a vu juste avant tout le monde, comme lorsque le porte-parole du PS finit par la suivre dans ses condamnations, dans l’affaire Frédéric Mitterrand comme dans celle des prières de rue. Dans de telles circonstances, le seul discours de cordon sanitaire a-t-il encore un sens ? Ne devient-il même pas le meilleur allié du FN, quand il conduit les autres partis, dans le cas des prières sur la chaussée, à condamner le FN avant de s’interroger publiquement sur la pratique en question ? On peut craindre que petit à petit, l’argument du Petit Chaperon Rouge – derrière le sourire de mère-grand, les crocs du loup – non seulement ne soit plus du tout audible et en prise avec la réalité, mais qu’il en vienne même à desservir ceux qui le portent, en les rendant suspects de ne rien avoir à dire sur les questions abordées. Crier au loup, comme un signe de faiblesse.
Si l’on veut sincèrement et efficacement combattre le Front National, il faut le faire tel qu’il est et non tel qu’on aimerait qu’il soit. Cela nécessite de lui répondre point par point, notamment sur sa défense du modèle social français et du protectionnisme (où il marque des points à gauche), mais aussi sur tous les sujets culturels et de société où les grands partis paraissent bien mal à l’aise. C’est d’autant plus une nécessité que le ras-le-bol grandissant des Français envers les formations politiques classiques, et le brouillage des lignes idéologiques, fait qu’aujourd’hui moins que jamais les partis ne sont propriétaires de leur électorat.
Romain Pigenel