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Frédéric Werst - le monde Ward

Par Bustos
Frédéric Werst  -  le monde WardVoici la première très grande surprise littéraire de l'année 2011, le roman auquel on ne s'attend pas, celui qui soudain nous happe pour nous entraîner dans son délire.
Ward est incontestablement un roman, même s'il semble constamment échapper aux codes et aux normes du genre. C'en est un parce qu'il prend au pied de la lettre l'essence même du mot fiction. C'en est un parce qu'il est complètement et avant tout un objet fictionnel.
Ward est le nom donné à un pays.
Ward Ier et IIè siècle est une anthologie de littérature, une littérature qui n'existe qu'à l'intérieur des pages du livre car Ward le pays, n'existe pas, en tout cas pas dans notre dimension.
Ward est donc une invitation au voyage.
Mais un voyage impossible, parce que rien dans le roman n'est vrai, tout est inventé. C'est un voyage en fiction.
Frederic Werst invente sous nos yeux un continent, un pays avec son histoire sa culture et tout l'imaginaire qu'il produisent.
Dernier préalable, Ward est un livre écrit dans la langue du pays inventé : le wardwesan. Mais pour plus de commodités pour le lecteur il est publié en bilingue wardwesan-français.
La lecture de Ward est profondément jubilatoire et ce qui est exaltant c'est de se sentir à la source; le temps de la lecture coïncide avec la naissance de la civilisation. C'est ce qui constitue le véritable tour de force, ce qui tient du prodige. Découvrir cette civilisation naissante dans tous ses aspects : religieux, mythologiques, historiques, philosophiques, scientifiques et littéraires tout en nous donnant la possibilité de l'éprouver dans sa langue originale. Parce que Werst à bel et bien mis au point une langue autonome qui n'est pas un mélange joliment agencé de plusieurs systèmes grammaticaux (je ne suis pas grammairien ni non plus versé dans les langues du monde, mais le wardwesan ne semble obéir qu'à ses propres règles). Au préalable du roman il y a la mise au point d'une langue dans toute sa cohérence. Par ailleurs Frédéric Werst, pour nous faciliter et nous décupler le plaisir nous propose à la fin du livre un lexique et les bases de la grammaire du wardwesan. Une grammaire qui peut sembler déroutante et qui l'est justement parce qu'elle est cohérente et régie par des systèmes étymologiques, on pressent qu'elle ne s'est pas construite seulement pour le roman, mais plutôt qu'elle existe depuis bien avant le projet d'anthologie. De fait il y a dans ce travail et dans l'expérience du wardwesan quelque chose d'OuLiPien d'une part dans l'utilisation de la contrainte créatrice (prenons le cas de la poésie wardwesanne où le vers obéit à des règles de métrique, ce qui oblige Werst à l'avoir composée d'abord en wardwesan et traduite ensuite en français et donc d'avoir une parfaite maîtrise de la langue qu'il a crée) et d'autre part dans la façon qu'elle a de participer à la construction de l'imaginaire du peuple des Ward et donc du roman lui même.
On apprends par exemple au détour d'un dialogue philosophique sur l'humanité (le Kohn Gamâz) les différentes étymologies qui ont formé le mot homme :
Gamâz a dit une fois que le mot "homme " [ken] dérivait de kenân ("se lever"), puisque les hommes, et non les autres animaux, se sont jadis mis debout afin de marcher plus vite. Mais il a dit une autre fois, que les hommes peuplaient la terre à la façon dont les algues [kena] habitaient la mer. Le maitre a noté que les hommes avaient une peau [kenath] pour recouvrir leur corps, et non des poils ou des plumes comme les bêtes.
Par delà l'exemple étymologique c'est tout l'imaginaire d'une civilisation qui se met en place ,toute une culture qui se dessine en toile de fond et la force du projet Ward tient beaucoup à cela.
Pourquoi inventer une langue ?
Dans l'introduction au roman, Werst explique les motivations de son projet. Il lui a semblé nécessaire d'inventer le wardwesan pour compenser un vide et pour fabriquer de l'imaginaire .
Il invente donc une langue pour parfaire son projet romanesque. Il l'invente pour rendre cohérente la création de son monde; dans sa culture et son imaginaire - bref dans son essence.
« il paraît que tous les quinze jours une langue disparaît de la surface de la planète. Ce seul fait suffirait à justifier que la littérature puisse prendre la peine de penser , sinon de compenser, une telle déperdition. »
« Ne fait-on pas le constat d'un malaise dans l'usage de la langue, et à tout le moins d'un désamour assez répandu pour ce qui apparaît de plus en plus comme une technologie jetable vouée à la « communication », et de moins en moins comme la texture de notre parole . »
Fabriquer une langue pour rendre la texture de la parole, l'expression est belle et mérite d'être soulignée. Werst semble envisager son projet comme une nécessité créatrice dans un monde où les langues ont tendance évoluer vers l'objet communicationnel, le performatif et l'illocutoire, tournant le dos à la multiplicité créatrice et à l'enchevêtrement des sens.
Werst semble considérer comme nécessaire l'existence du wardwesan en tant que principe inhérent à l'élaboration du monde de fiction parce que c'est ainsi qu'elle véhiculera la culture ward.
Il se passe d'ailleurs cette chose magnifique, plus on avance dans la lecture du roman et plus- par habitude – la langue nous semble proche. On entre petit à petit en proximité avec cette langue. Sa présence en devient logique, comme allant de soi. Elle se laisse apprivoiser (comme on pourrait le faire d'un oiseau du lac de Phâz) par le voisinage des noms de lieu, des mythes et des coutumes. La langue cesse alors d'être ce dispositif ingénieux pour devenir une langue à part entière, porteuse de son propre imaginaire. C'est comme si la langue elle même produisait le monde des wards.
Mais entrons un peu dans le corps du roman, pour découvrir un autre aspect prodigieux du livre.
A y regarder de près l'ensemble des textes de l'anthologie dessine la cosmogonie du pays des Wards. On y trouve les textes fondateurs de la mythologie et des croyances religieuses, les grandes épopées qui forment le terreau d'une « identité nationale », la naissance d'une philosophie, la poésie sur laquelle se construit un imaginaire collectif.
Bref tout est là pour nous faire croire aux Wards, et -j'ai envie d'utiliser un slogan publicitaire – ça marche! Werst arrive à produire un pays, un peuple et une culture.
Bien-sur on peut jouer à reconnaitre les figures cachées derrière les extraits de l'anthologie, chercher Platon ou les pré-socratique derrière le philosophe Gamâz; Orbis Tertius derrière les fondations du projet Ward, les historiens grecs dans les vies des hommes illustres du royaume de Ward ou bien encore les traces de nos propres épopées. Et pourtant plutôt que d'aller chercher les pastiches là ou ils sont et peut être là ou ils ne sont pas, je préfère ranger le livre de Werst du coté de Roussel et de ses Impressions d'Afrique par ses qualités d'inventivité. C'est une anthologie imaginative qui incite à l'émulation. L'inventivité se retrouve dans chacun des textes; qu'il revisite le mythe de la tour de Babel avec le conte de la rose de Weris, ou bien par la fraicheur de la poésie courtisane un peu naïve et résolument pastorale.
Le roman se déploie en explorant toutes les facettes du peuple Ward, en nous laissant pénétrer au coeur d'un monde. C'est un roman passionnant qui se laisse dévorer peut être parce qu'il nous dévore et qu'il nous laisse, une fois la lecture achevée, une irrépressible envie d'apprendre le wardwesan.
Ward est un roman...et bien plus encore, c'est une aventure!

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