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Hommage de Jean Dutourd à Edgar Faure (14 avril 1988)
Hommage à M. Edgar Faure*
prononcé par M. Jean Dutourd
dans la séance du 14 avril 1988
Messieurs,
Si quelqu’un, dans notre Compagnie, nous paraissait invulnérable et quasiment immortel, c’était bien Edgar Faure. Il était un peu plus qu’un homme ; il était une institution. Depuis quarante ans
son nom était si mêlé à notre vie nationale que nous avons l’impression, en le perdant, que Paris ne sera plus tout à fait ce qu’il était, comme si, soudain, on nous avait enlevé la Porte
Saint-Martin ou les Buttes-Chaumont, ou tel lieu auquel nos yeux étaient habitués et auquel était attaché notre cœur.
La plus grande consécration pour un homme public est d’être désigné par son prénom, comme un roi, et que tout le monde sache de qui il s’agit. Entre 1920 et 1950, il y eut trois rois à Paris, qui
étaient Sacha, Jean et Gaston. Puis vint Edgar, qui avait, dans son domaine, autant d’éclat qu’ils en avaient eu dans le leur. Lorsqu’on disait « Edgar » familièrement, admirativement,
affectueusement, nul ne s’y trompait. Il était l’Edgar national, et en même temps qu’on entendait ce prénom illustre, on avait présent à l’esprit sa bonne humeur, son génie politique, son
habileté, sa malice, son humour, sa gaieté fataliste d’homme d’État.
Raconter la vie d’Edgar nécessiterait des heures mais on peut la résumer en une phrase : il a tout eu, il a été tout. Il connaissait la France par en haut et par en bas, aussi à l’aise en
Président du Conseil ou de l’Assemblée que dans la mairie de sa commune du Jura, sachant que les hommes sont partout les mêmes, dans les palais où l’on décide du destin des peuples, dans les
salles où délibèrent les conseillers municipaux, et jusque dans les marchés campagnards. Il est le dernier cacique du parti radical qui fut si longtemps la grande école du pouvoir en France.
Toute carrière politique, si triomphale soit-elle, a ses éclipses. Edgar, qui avait été l’un des météores de la IVe République, se trouva un peu désorienté par la Ve. Il semblait pour la première
fois que le monde lui avait échappé, que les événements l’avaient pris de court, lui qui comprenait tout avant les autres. Mais ce n’était pas là une fin pour Edgar, comme eût dit Chateaubriand.
Ce qui eût été une espèce de retraite anticipée pour un politique moyen ou supérieur lui donna l’envie d’ajouter quelque chose à sa personnalité. Il écrivit un livre sur la disgrâce de Turgot et
s’amusa à passer le concours le plus difficile qui soit : l’agrégation de droit. Puis le Général de Gaulle, qui le connaissait depuis Alger et qui appréciait sa finesse, le fit revenir au
gouvernement.
Alain dit de Barrès député qu’il « aimait le métier ». Edgar Faure, lui aussi, aimait le métier ; j’eus l’occasion de causer avec lui lorsqu’il fut de nouveau ministre en 1966 : il ne cachait pas
sa joie d’avoir retrouvé un poste où il lui était possible de montrer qu’il était toujours le grand homme de toutes les Républiques.
Une autre rencontre avec lui ne s’est jamais effacée de ma mémoire. C’était en 1978. Il venait d’être élu à l’Académie française, et j’étais candidat moi-même. « Ah ! Comme je vous plains, mon
cher Jean, me dit-il de cette voix qui nous était si familière, où subsistait une trace indélébile d’accent languedocien et un léger blèsement aussi célèbre que son prénom. Moi qui ai traversé
tous les scrutins possibles, le suffrage universel, la proportionnelle, les votes de l’Assemblée et du Sénat, je n’ai jamais connu d’affres semblables à celles que m’ont données trente-cinq vieux
messieurs qui se demandaient s’ils voulaient ou non m’accueillir parmi eux. »
Lorsqu’un des nôtres disparaît, et que je dois parler de lui, je pense plus à ce qu’il était qu’au chagrin que nous éprouvons, et c’est autant à lui que je m’adresse, comme s’il m’écoutait, qu’à
nous autres qui le regrettons. Nous n’avons d’Edgar Faure que des souvenirs heureux. Lui et moi nous nous querellions souvent à propos du Dictionnaire mais il y avait dans ces querelles
lexicographiques plus de jeu, à ce qu’il me semble, que de dispute. Ou plutôt nous prenions plaisir à disputer, lui forçant sur le futurisme et moi sur le passéisme. C’est à ces petites choses et
au vide que l’on ressent lorsqu’elles cessent que l’on mesure les vraies peines. Je crois que tous nous avions une affection insigne pour Edgar, et que ses saillies, son accent de Béziers, son
cheveu sur la langue nous manqueront bien.
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* décédé le 30 mars 1988.