Hommage à un homme d’un autre âge.
Jean Dutourd vient de s’éteindre, à
Paris, le soir de ce lundi 17 janvier 2011. Cinq jours auparavant, il fêtait ses 91 ans. Il est né en effet, toujours à Paris, le lundi 12 janvier 1920 à quatorze heures vingt.
Il était un homme bien assis dans la société (comme le montre la photo). Bien assis, mais c’était aussi un grand original, électron
libre de la culture.
Avoir 20 ans en 1940… tout une responsabilité ! Il n’a pas fait beaucoup la guerre comme soldat car il s’est fait prendre très
rapidement. Il s’est évadé puis a poursuivi ses études de lettres. Gaston Bachelard fut son témoin de mariage en 1942. Il s’est ensuite engagé dans la Résistance, rebelote arrestation et évasion
et gong final en participant à la Libération de Paris.
Il commença sa longue prose par un livre qui fut immédiatement récompensé par le prix Stendhal en 1946 ("Le Complexe de César", éd.
Gallimard). Soixante et onze œuvres sont à son actif, surtout des romans et des essais, essais où il expliquait ses idées de droite un peu rétro, vieille France monarchiste, même s’il s’était
présenté, sans succès, à Rambouillet aux législatives de mars 1967 sous l’étiquette de gaulliste de gauche contre Jacqueline Thome-Patenôtre, la députée sortante, ancienne ministre et surtout,
maire de Rambouillet (c’est Gérard Larcher, l’actuel Président du Sénat
qui lui a succédé à la mairie en mars 1983).
Une bombe avait explosé dans son appartement le 14 juillet 1978 et c’est sans doute ce qui encouragea les académiciens à le coopter dès le
30 novembre 1978 au fauteuil laissé vacant par Jacques Rueff,
l’économiste célèbre pour avoir collaboré avec De Gaulle lors son retour
au pouvoir en 1958 (c’est Rueff qui a inspiré la politique économique et
financière de la France des années 1960). Rueff avait rencontré plusieurs fois Dutourd et aurait bien voulu le voir à l’Académie.
Ce fut Maurice
Schumann, la voix de la France libre à la BBC de Londres, qui le "réceptionna" le 10 janvier 1980. Il l’avait rencontré le 25 août 1944 place de la Concorde, une après-midi ensoleillée
par la Libération qu’a racontée Jean Dutourd dans "Le Demi-Solde" (éd. Gallimard, 1965), l’atmosphère d’une « saveur du jour
unique » qu’il pouvait transmettre à ses enfants ainsi : « C’est
cela, vois-tu, ce que nous aurons eu de meilleur. ».
Très voltairien, Jean Dutourd reprenait cette formule comme quoi l’Académie française était « toujours une espèce de rempart contre les fanatiques et les fripons ».
Pendant une vingtaine d’années, Jean Dutourd participait régulièrement à l’émission très populaire de Philippe Bouvard "Les Grosses Têtes"
sur RTL juste avant le journal de dix-huit heures, sans doute l’invité qui était le plus cultivé pour répondre correctement aux questions des auditeurs. À la fin (jusqu’en 2008), il restait
branché au téléphone pour ne plus se déplacer dans les studios.
Dans ses nombreuses participations à l’Académie française (il fut l’un des plus anciens, mais pas le plus ancien ; c’est Jean
d’Ormesson le plus ancien), il prononça les hommages de plusieurs de ses collègues, notamment Edgar Faure le 14 avril 1988 (un camarade des "Grosses Têtes"), Jacques Soustelle le 27 septembre 1990 et André Frossard le 2 février 1995.
De l’humour et de l’ironie, Jean Dutourd en avait à revendre. Dès son discours de réception à l’Académie française, il commençait ainsi ses remerciements d’avoir été élu :
« En m’appelant à siéger dans votre illustre assemblée, vous avez hautement marqué votre mépris pour un des préjugés les plus
funestes de notre société. J’ai nommé le mérite, qui empoisonne les rapports des individus entre eux, qui suscite le désespoir, l’envie, la haine, parfois le meurtre, et que l’on trouverait à
coup sûr, si l’on cherchait sérieusement, parmi les causes secrètes des révolutions. Récompenser les homes à proportion de leur mérite est une de ces idées diaboliques comme il en éclôt dans les
cervelles des doctrinaires et dont l’éclat fallacieux étourdit les foules, lesquelles voient là le triomphe de l’égalité, alors que c’est au contraire celui de l’aristocratie. Fort heureusement,
la nature se charge de corriger cette philosophie si décourageante pour les infortunés n’ayant de mérite en rien, c’est-à-dire la quasi-totalité de l’espèce humaine. Nous avons couramment le
réconfort de contempler des incapables promus aux plus hauts postes, des ânes chargés de diplômes, des paresseux s’enrichissant quand les bourreaux de travail s’aigrissent dans la gêne, des sots
ployant sous les honneurs suprêmes. On ne sait trop comment cela s’est fait : par amitié, par intérêt, par politique, par pitié, par hasard. À la vérité, c’est l’œuvre du mystérieux esprit
de compensation, ou plus exactement d’équité, qui préside aux destinées du monde. »
Évidemment, il poursuivait avec sa fausse modestie pince-sans-rire, « moi qui ne possède guère de qualités », pour balancer à ses nouveaux
collègues : « Vous êtes le corps, à ce qu’il semble, où le génie, qui est si antipathique, si incommode, si incompréhensible, si
peu sérieux en général dans son apparence, ne soit point regardé comme un vice impardonnable. Mieux, vous l’avez fait entrer chez vous sans rechigner le moins du monde. Permettez-moi de vous le
dire, Messieurs : il y a de la fantaisie dans vos choix, et par là, ils sont quelquefois délicieux. » (à l’époque, il n’y avait
aucune femme).
Jean Dutourd, un peu par coquetterie, avait exprimé dès les années 1970 sa grande peur de l’an 2000, plus par crainte de la déchéance par
sa propre vieillesse (80 ans) que celle de la fin du monde.
Finalement, pour lui, la fin du monde aura eu onze ans de retard…
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (18 janvier 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Discours de réception de Jean Dutourd
et de Maurice Schumann (10 janvier 1980).
Hommage de Jean Dutourd à Edgar Faure (14 avril 1988).
(Photo : le 4 décembre 2003 à Paris)
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/jean-dutourd-fauteuil-numero-87406