Mon album de l'année n'est pas un disque comme les autres. Il ne s'agira ici ni d'un succès public possible (je ne suis pas un rêveur, du moins pas toujours) ni même d'une œuvre aimable comme certaines de celles qui suivent dans ce Palmarès 2010 de l'enregistrement sonore. J'ai choisi de présenter, aux fins de le faire bénéficier d'un buzz sans doute modeste, mais on fait ce qu'on peut avec ce qu'on a, l'expérience sans doute la plus ambitieuse et, au final, aboutie de cette année discographique, pour ce qui a pu arriver jusqu'à moi.
Sur un blog de gauche, j'ai trouvé ces mots : "Avant qu’un chanteur sans voix ne s’emparât de ce superbe texte, il est bon de rappeler ceux qui l’ont servi avec talent - non pas pour le pognon, les yeux rivés sur les ventes et autres produits dérivés - mais pour la beauté du texte et le génie de Jean Genet".
(Lu sur ce site qui montre que la connerie n'a pas de limite, notamment celle de la poésie et que la droite vulgaire n'a pas le monopole de l'emploi barbare de l'imparfait du subjonctif).
Avec la définitivement divine Jeanne Moreau, Etienne Daho (le "chanteur, donc, sans voix" d'après le monsieur qui se chauffe au bois de la Vraie croix de Saint-Genet, Daho qui enregistre Le condamné à mort pour le pognon et les produits dérivés...) nous restitue la poésie réellement sulfureuse de Genet, sans la moindre concession à la mode, l'entreprise de mise à disposition du texte s'honorant du refus de toute revisitation rock and roll du poète et d'un respect parfait des harmonies grâce auxquelles Hélène Martin avait su, en son temps, rendre plus lisible et désirable le texte magnifique et abrupt du Condamné. Ici, tout est respect, sobriété, mise au service de l'œuvre. Aucun cabotinage, aucun effet, aucun habillage aimable ne vient amoindrir la beauté échevelée de ce chant d'amour d'un homme pour un autre homme, un assassin de surcroît.
L'extrait ci-dessous vient de Youtube (l'album n'est pas disponible sur Deezer). Quelqu'un a eu la bonne idée d'y déposer une vidéo dont, malheureusement, je n'approuve pas les images, trop jolies. Merci à cette personne et pardon à elle d'avoir réduit le format du lecteur pour ne laisser accessible que le son.
Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.
Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d’Espagne
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main,
Mène-moi loin d’ici battre notre campagne.
Le ciel peut s’éveiller, les étoiles fleurir,
Ni les fleurs soupirer, et des prés l’herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire,
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.
Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.
Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.
Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les cours condamnent
Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.
Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger,
Vole dans l’escalier, plus souple qu’un berger,
Plus soutenu par l’air qu’un vol de feuilles mortes.
Ô Traverse les murs ; s’il le faut marche au bord
Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,
Use de la menace, use de la prière,
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.
Jean Genet, Sur Mon Cou (1942), extrait du Condamné à mort.
Jean Genet a écrit Le condamné à mort, son premier texte publié, alors qu'il était emprisonné pour vol à Fresnes, en pensant à Maurice Pilorge, son ami décapité le 17 mars 1939 pour le meurtre de son amant, un meurtre d'ailleurs crapuleux.
Pour la suite de ce palmarès 2010, je serai plus cursif et plus léger, en constatant ceci : pendant ces douze mois, j'ai passé de nombreuses heures à écouter de la musique, mais rien ne m'a chaviré venant de la scène rock internationale, rien de très nouveau, s'entend.
Je vous parlerai donc cette année de quelques français et d'un petit nombre de musiciens ou chanteuses de jazz, avec des illustrations musicales pour celles et ceux qui auraient la patience d'écouter.
EIFFEL
De l'album A tout moment, je n'ai jamais su choisir entre les deux titres les plus forts, A tout moment la rue et Sous ton aile. Ayant depuis des mois abusé à plusieurs reprises du premier, je vous donne ici le second. mais l'album entier est intéressant.
J'ai découvert ce titre (Sous ton aile) un dimanche matin en prenant une douche, il y a un an environ. Immédiatement j'en ai demandé plus.
Un extrait :
Prends-moi sur-le-champ
Couvre moi d’étincelles
Et de ta clameur arque le ciel
Fais couler la sève nue
Des immortels
Prends moi...
sous ton aile
Le "Prends-moi" me parle, me hurle aux oreilles, le "sous ton aile" me fait l'effet d'un Parental Advisory...
TROIS CRÉATEURS FRANÇAIS
Habituellement, je n'aime pas la chanson. Je n'aime plus. Ça ne suffit plus à me combler, il me faut plus, quelque chose de l'ordre de l'œuvre à l'équilibre instable qui se déconstruit et se reconstruit sans cesse à la recherche d'une sorte d'absolu (Ferré, Bashung, Gainsbourg, voire Noir Désir). Mais je m'accorde d'heureuses exceptions. Trois cette année. Et qui ont en commun l'art de l'ellipse, du mot manquant, de l'absence à remplir comme un problème de mots croisés force 6.
Si j'ai toujours (depuis ses débuts, pour l'avoir découvert en première partie d'un ancien créateur devenu star) apprécié Florent Marchet, comme une des plus belles surprises qui soient arrivées à une chanson française souvent académique (et chaque album confirme cette intuition), ma découverte de Bertrand Belin est plus récente et celle de Bastien Lallemant est très récente. Belin et Lallemant travaillent d'ailleurs ensemble.
J'aime la fluidité des guitares, le mystère des textes (ce qui m'avait séduit dans le premier album, avec des titres étrangement fleurs vénéneuses comme T'as l'vin, t'as pas l'vin), l'élégance légère de la réalisation, malgré une noirceur évidente des textes.
Les deux derniers de Bastien Lallement sont introuvables sur Deezer et c'est vraiment dommage, car ils sont réellement beaux, alors que le tout premier (deezerable, lui) l'est moins. La démonstration ternaire va en être déstabilisée. Ce sera donc une vidéo, en public avec Bertrand Belin, justement (à la guitare, Belin travaille avec Lallemant depuis son disque précédent très réussi, Les érotiques, ainsi qu'Albin de La simone qui est, ici, au piano et aux arrangements).
Bastien Lallem
J'ignore totalement si Florent Marchet est "connu du grand public", je ne l'ai vu que dans de petites salles où il excelle, très coincé, presque rigide avec ses blagues pas drôles aux premiers concerts, de plus en plus à l'aise à mesure qu'il s'éloignait de ses origines berrichonnes. J'ai essayé d'en parler à une jeune infirmière du CHU de Châteauroux (il est de Lignères, village où ses parents ont créé un festival de musique), celle qui m'avait définitivement libéré de ma perfusion, ça méritait un peu de conversation, mais non, elle ne connaissait pas, elle m'a demandé quel genre de musique, de chanson, de chanteur et j'ai été bien incapable de la renseigner. Pop ? Rock ? Je sais qu'on le compare parfois à Sufjan Stevens ou à Souchon, ce qui désigne déjà deux mondes différents.
J'ai choisi, de son très beau dernier album, Courchevel, un duo, ce qui est un peu tricher.
J'aime ce titre particulièrement cinématographique, voire littéraire dans la confrontation tendre-mélo des personnages. Florent fait tout, les paroles, la musique, plusieurs instruments, la production musicale. Et la mise à disposition du studio depuis que Barclay l'a viré. C'est pas le premier (voir, plus haut, Etienne Daho).
JAZZ
Trois albums ont bercé mon année jazz.
C'est pour moi LE disque Jazz de l'année.
J'ajoute deux découvertes qui ressortissent du genre très en forme depuis quelques années du jazz vocal féminin.
Mina Agossi se montre séduisante, acidulée et culottée. J'attends la suite.
On l''écoute dans Tomorrow is my turn, adaptée de Charles Aznavour.
Ces jeunes chanteuses de talent (Mina Agossi avec Brel, Kellylee avec Brel et Aznavour, Stacey Kent avec Gainsbourg et Barouh et Salvador redonnent vie en la jazzifiant à une certaine chanson française qui ne demande qu'à vivre, donc se transformer.
FIN DE LA SÉRIE PALMARÈS 2010.
Espérant juste vous avoir diverti et fait découvrir un ou deux trucs que j'aime