La loi du silence
En 1962, Antonioni signe le 3ème volet de sa trilogie (après L’Avventura et La Notte). A la fois mystique et insaisissable, L’Eclipse épaissit davantage le mystère d’un réalisateur pour le moins silencieux. Incommunicabilité, illusion, et le silence pour maître d’œuvre, Antonioni montre l’errance de personnages submergés par la solitude. Il prouve encore une fois que le cinéma n’a pas besoin de mots pour exister.
C’est sur le visage désemparé de Monica Vitti que débute la première séquence. Et déjà, toute la beauté du film est ici : dans ces fulgurances visuelles, ou d’une délicatesse quasi absolue, Antonioni suit les mouvements légers de sa muse. Elle et ses cheveux ondulés, ses déhanchés parfaits, son élégance… Elle erre, indécise, innocente et fragile dans cette maison, quitte son homme, puis vagabonde dans ces grands espaces déserts pour tenter d’aimer à nouveau. Antonioni sait filmer comme personne le vide. Alors chaque plan est un tableau ou le moindre détail a son importance (une peinture dans un coin du salon, un ventilateur au souffle continu). Seul le bruit du vent et des branches dominent. La pureté est ici : dans ces plans fixes qui disent tout, dans l’attente d’un mot inattendu… Peut-être le plus beau début de film de toute sa filmographie.
Chez Antonioni, le temps se fige, il n’y a plus d’espace-temps et c’est là tout son talent : suggérer une autre réalité et un autre temps. Un nouveau monde. Une ville de Rome pittoresque aux rues silencieuses, à l’architecture moderne, à l’esthétique parfaite… Quand elle ne vit plus, nos amants s’effleurent, s’enlacent, et le temps s’arrête. Ne reste alors que ces silences interrompus par le bruit de l’eau, par ces longues notes de pianos… Une illusion, une éclipse ; à la fin les personnages disparaissent de l’image comme ils sont apparus. Parce qu’ils ne sont que des ombres et que tout n’est qu’illusion à l’instar du cinéma. Dans L’Eclipse, les amants disparaissent, tout comme Thomas dans Blow Up, ou la maison dans Zabriskie Point. Pour le Maître italien, le cinéma est un mensonge, un trompe-l’œil.
Comment montrer l’inconstance de l’amour dans la société moderne ? En parlant de l’argent et de l’incommunicabilité. La cause du mal selon lui ? Une société en proie au matérialisme et à un capitalisme financier sans limites. Alors, le réalisateur filme des êtres torturés, ayant pour seul langage des regards, des gestes, des caresses… Que des sentiments en suspens. Dès lors, sur les derniers plans ne reste plus qu’une ville morte, muette et réifiée. Le temps se fige et l’illusion disparaît. Antonioni est un poète, un esthète, le peintre des “non dits”, le maître de la suggestion… Le film est lent certes, et frôle l’apathie, mais L’éclipse est bien la preuve que le cinéma peut réunir la beauté et l’esprit dans un seul souffle. Un film unique.
L’Eclipse – réalisé par Michelangelo Antonioni, 1962, 2h05
Avec Monica Vitti, Alain Delon, Francisco Rabal
Grand Prix du Jury – Festival de Cannes 1962