Ceux qui l'ont suivi au fil de ses excellents EP savent à quel point ses productions ont évolué, en à peine un an. Alors que CMYK se destinait directement au dancefloor en utilisant des boucles R&B, Klavierwerke témoignait déjà d’une volonté de se forger un style plus posé et épuré, centré sur la voix et le piano. Ce premier album est l’aboutissement de cette démarche puisqu’il est exclusivement composé de chansons, et c’est me semble-t-il une première pour un disque du genre. James Blake veut visiblement devenir au dubstep ce que Jamie Lidell est à l’électronica, et il en a les moyens : en plus d’être un producteur de génie, il se révèle, lorsqu’il débranche l’auto-tune, un excellent chanteur, dont le timbre plein de vulnérabilité se rapproche parfois de celui d’un Anthony Hegarty – c’est flagrant sur "Give Me My Month".
Je n’ai pas fouillé dans son passé pour savoir si Blake avait été enfant de chœur, toujours est-il que le gospel et les musiques sacrées en général imprègnent la quasi-totalité de cet autoportrait sonore. A diverses reprises, comme sur "Measurements", il superpose les pistes vocales et crée sa polyphonie personnelle, presque grégorienne. Les morceaux se basent souvent sur la répétition d’une ou deux phrases, à la manière de mantras, ou de psaumes. Les claviers eux-mêmes rappellent les concerts d’orgue dominicaux donnés dans les petites églises de quartier. Ainsi l’album dégage une forte aura spirituelle, encore accrue par une science consommée du dépouillement et du silence, pour ne pas dire du recueillement. Amen.
Pièce centrale et single évident, "Limit To Your Love" a déjà fait le tour du net. A bas volume, cette reprise de Feist peut passer pour une simple ballade, très propre sur elle. Mais en augmentant un peu les décibels, on découvre une basse souterraine monstrueuse, semblable au tourniquet sonore des pals d’un hélicoptère. L’instru est plus que minimaliste : squelettique. Il n’y a pas une note de trop. C’est une réussite indéniable qui marque, par son côté très pop, l’entrée du musicien dans le mainstream. Les puristes peuvent toujours faire la moue et crier au scandale, car c’est une légion de fans que Blake a acquis à sa cause avec cette seule chanson. Et puis ils pourront toujours se rabattre sur des tracks au traitement électronique moins discret, comme l’autotunée "Unluck", ou ma préférée, "I Never Learnt To Share".
Dans cette complainte, qui balance entre tristesse et résignation, Blake répète inlassablement une phrase lugubre et énigmatique : « My brother and my sister don’t speak to me/But I don’t blame them », tandis que les strates de synthétiseurs, d’effets gazeux et de bruit blanc s’amoncellent. A la fin du titre, la voix semble émerger du fond d’un geyser. Ce procédé qui consiste à densifier le son pour passer du dénuement le plus complet au chaos se retrouve sur l'autre poids lourd qu'est "Wilhelms Scream", avec le même effet saisissant.
Après avoir à ce point taquiné les limites du genre, je doute que James Blake revienne un jour à ses premières amours dubstep et nous livre un nouveau CMYK. Il suffit d'ailleurs de lire ses interviews pour s'apercevoir qu'il puise davantage son inspiration dans le R&B, la musique contemporaine, ou dans la pop neurasthénique de The xx que chez Scuba, Kode9 ou Shackleton. Pour ma part, après avoir mis quelques jours à l’apprivoiser, je ne peux plus me passer de cet album que beaucoup, j’en suis sûr, vont adorer détester.
En bref : James Blake fait le lien entre dubstep, soul et gospel sur cet autoportrait d'une maîtrise presque effrayante pour son jeune âge. Vibrant, hivernal, d’une beauté dense et surnaturelle, c’est le premier grand disque de 2011.
Le site et le Myspace de James Blake
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James Blake défendra son album en live avec un batteur et un guitariste. Un aperçu avec Wilhelm Scream, enregistré dans les studios de BBC1 :