Cinq ans plus tard, avec essentiellement le même produit, Loto-Québec tente d’endiguer l’argent que les Québécois perdraient, s’ils en perdent significativement, sur les sites de poker rivaux. À quel point cela est-il vérifiable?
Précisons d’abord qu’EspaceJeux englobe quatre volets : (1) le poker multijoueurs (en anglais, poker room), (2) le blackjack, (3) la roulette et (4) les jeux de table. Le poker multijoueurs est différent de l’autre poker offert dans le volet des jeux de table, ou sur les appareils de loterie vidéo (ALV), car il met en compétition plusieurs joueurs réunis à une table. L’autre poker implique un seul joueur, contre la machine, qui doit obtenir une des combinaisons figurant dans la liste des mains récompensées.
Pour l’instant, Loto-Québec ne donne aucune information sur le nombre de joueurs au blackjack, à la roulette et aux jeux de tables (incluant l’autre poker). Il n’est pas possible de l’estimer par d’autres moyens. Des données sont accessibles uniquement pour le poker multijoueurs. Pour le restant de ce billet, il n’est donc question que de poker multijoueurs.
Avant d’examiner les données, il faut apporter une autre précision. Dans le domaine du poker en ligne, il est courant de confondre entre trois variables qui sont souvent sous la même étiquette : nombre de joueurs en ligne. Il s’agit (1) du nombre de connexions, (2) du nombre de joueurs-tables et (3) du nombre de personnes différentes présentement assises à une table en train de jouer.
La variable joueurs-tables ne fait donc pas de différence entre un joueur qui participe à cinq tables à la fois et cinq joueurs qui ne sont présents qu’à une seule table. À moins que sa portée ne soit précisée dans le temps, cette variable ne distingue pas non plus entre un joueur qui a participé à deux tournois simultanés le matin et trois en soirée. Dans tous ces cas, la variable joueurs-tables est égale à 5.
Enfin une dernière précision. Outre les différentes variantes de poker, on peut jouer (1) en « cash game », (2) en tournoi individuel (Sit & Go) ou (3) en tournoi multitables. En « cash game », un joueur peut entrer ou se retirer d’une table quand bon lui semble s’il y a un siège libre. Son montant d’argent importe peu dans la mesure où il peut effectuer la mise minimale. Les tournois impliquent plutôt des frais d’inscription, et les joueurs débutent tous avec un nombre égal de jetons. Dès que le tournoi a débuté, il n’est plus question d’argent. Les lots sont attribués en fonction du classement final. Si un tournoi débute à une heure prévue, c’est un tournoi multitables. Si un tournoi débute dès qu’un quorum de joueurs est atteint, c’est un tournoi individuel. Le tournoi individuel se limite généralement à une seule table.
C’est suffisant pour les explications. Voici les données!
Entre le 18 décembre 2010 et le 16 janvier 2011, j’ai pris note du nombre de connexions et de joueurs-tables aux cash games et aux tournois individuels à différents moments de la journée en 200 occasions. J’ai aussi le répertoire des tournois multitables depuis le 2 décembre 2010.
La figure suivante indique le nombre de connexions et l’estimation du nombre total de joueurs-tables à différents moments de la journée.
Selon toute évidence, le nombre de connexions surestime grandement le nombre de joueurs-tables. Durant la journée, le nombre de joueurs-tables équivaut à environ 70% à 80% des connexions, et cette proportion diminue jusqu’à 20% durant la nuit. Si on considère que les joueurs expérimentés participent souvent à plus d’une table à la fois, il est clair que le nombre de connexions donne aux joueurs de poker une information grandement surréaliste quand au nombre de joueurs actuellement en train de jouer au poker.
Dans le tableau suivant, se trouvent les estimés moyens des joueurs-tables en après-midi (13:00 – 17:59), en soirée (18:00 – 00:00), durant la nuit (02:00 – 06:00) ainsi qu’à minuit 45 minutes. Cette dernière mesure est prise à part parce qu’il pourrait s’agir de l’heure (pas trop tard dans la nuit) où on pourrait constater un changement reflétant le développement de problèmes de jeu. C’est un point d’intérêt particulier qu’il est bon de prendre régulièrement en note.
Voici les mêmes données sous forme d’histogramme.
En soirée, seulement 62% des joueurs-tables sont des joueurs qui paient pour jouer.
Depuis l’inauguration d’EspaceJeux, le nombre de participants aux tournois individuels se maintient généralement autour de 60 joueurs-tables avec de fortes variations à différents moments de la journée. La figure suivante présente les mesures prises depuis le 2 décembre 2010. À noter que les mesures prises à minuit 45 sont représentées par des triangles pour les jours de la semaine et par des carrés en fin de semaine. Les cercles représentent les autres mesures toutes heures et tous jours confondus. À partir de telles données, on ne constate pas de variation du nombre de joueurs-tables aux tournois individuels. Une variation indiquerait soit une variation du nombre de joueurs ou une variation du nombre de parties jouées par joueur.
Dans la figure suivante, on constate que le nombre de joueurs-tables aux cash games tourne autour de 300 joueurs. On n’y constate pas davantage une variation depuis l’inauguration.
Voici donc pour les estimés qu’un joueur peut établir à partir de l’information que lui donne Loto-Québec en situation de jeu. Il est vraisemblable que les estimés de Loto-Québec seront quelque peu différents car Loto-Québec a accès à l’ensemble des données, notamment au nombre de joueurs exacts. En l’occurrence, nous ne tenons pas compte ici des activités du matin … qui sont toutefois peu abondantes. Les données, ici présentées, ont néanmoins une grande importance car ce sont elles qui illustrent les mésinterprétations possibles à partir desquelles des joueurs pourraient développer des problèmes de jeu.
Plus largement sur Internet, on trouve très peu de données concernant EspaceJeux. À part les blogs organisés par des joueurs, il n’y a que pokerscout.com qui nous fournit des informations pertinentes. Dans le tableau suivant, j’ai indiqué les données de 4 juridictions qui exploitent des sites étatiques de poker en ligne (données à jour le 14 janvier 2011). La Suède a été la première juridiction. En Autriche, exploitant aussi la plateforme de Boss Media, le second site étatique n’a été inauguré qu’en février 2008. Récemment, les gouvernements de la Finlande et du Québec viennent d’inaugurer leur site presque en même temps. La Finlande innove avec un produit de PlayTech. Le Québec a opté pour le vieux produit de GTech/Boss Media. À noter qu’entre l’Autriche et la Finlande, la France (juin 2010) et l’Italie (Septembre 2010) ont plutôt octroyé des licences aux opérateurs déjà existants. Ces deux juridictions vont à l’encontre du modèle suédois, c’est-à-dire du site étatique. Il y a peut-être là une explication au besoin si pressant de Loto-Québec d’implanter du poker en ligne sans étude pré-implantation.
Les données de pokerscout indiquent le nombre maximal de joueurs payants, tel que rapporté par l’exploitant, au cours de la journée (24 Hr Peak) ainsi que la moyenne du nombre de joueurs payants constaté au cours des 7 derniers jours (7 Day Avg). Sur le site de pokerscout, les données d’EspaceJeux apparaissent sous le titre international.ca … comme si c’était une simple filiale du réseau IPN, illégal au Canada. Le nom officiel du réseau est pourtant le Canadian Poker Network. La désignation inapproprié sur pokerscout prête flanc à la critique selon laquelle, dans ce projet, Loto-Québec a été vassalisé par GTech.
À la dernière ligne du tableau, j’ai calculé la moyenne sur sept jours pour un taux comparable de 100000 adultes. C’est une des statistiques à analyser pour déterminer la capacité d’endiguement d’un réseau.
En Scandinavie, le poker occupe une place beaucoup plus centrale dans la culture des joueurs. En Suède, l’engouement pour le poker en ligne aurait été immédiat selon les promoteurs. En Autriche, où la population est comparable, le poker en ligne n’a jamais été aussi populaire qu’en Suède. Après près de 3 ans, le site autrichien win2day n’a que le tiers de la fréquentation du site de Svenska Spel … pourtant directement opéré par Svenska Spel avec la plateforme de GTech/Boss Media.
L’inauguration quasi simultanée des sites en Finlande et au Québec laisse entrevoir un contraste similaire. Avec une densité de 1,9 joueurs en ligne pour 100000 adultes, le Québec n’a que 44% de la densité déjà constatée en Finlande.
L’ensemble des données présentées dans ce billet ne permet pas de constater qu’EspaceJeux a connu un « overnight success » tel que la Suède l’aurait connu. L’estimé de pokerscout (122 joueurs payants en moyenne) ne justifie pas, jusqu’à présent, la création d’un site étatique. Depuis 6 semaines, on n’observe pas d’augmentation aux cash games ni aux tournois individuels. Est-ce simplement parce qu’il n’y a pas beaucoup de joueurs de poker en ligne au Québec, ou bien parce que les joueurs québécois n’apprécient pas leur expérience sur EspaceJeux? Il nous faut davantage de données pour conclure.
À suivre!