Mon regard sur la Méditerranée est éclaté dans le temps. J’ai été fasciné par le Maghreb dans les années soixante-dix, à la sortie de la période de prise de distance entre la fin de la guerre d’Algérie et le moment où les Français pouvaient redevenir touristes dans la coexistence passionnante avec des visiteurs venus en voisins, de Palestine ou d’Afrique Noire.
Je garde un souvenir ébloui des architectures du Mzab ou des villes troglodytes enfoncées dans le sable, comme de l’étrangeté des espaces désertiques et les lacs salés. Comme si j’étais tombé dans une autre planète ! Celle du Petit Prince certainement ! Et puis le temps a passé. J’avais envie d’y rester quelques années comme coopérant. Mais j’ai fait d’autres choix. Ou plutôt, nous avons fait d’autres choix familiaux.
Ce sont les itinéraires culturels qui m’ont ramené dans la réalité d’une histoire commune où l’Europe dépend du passage de la philosophie grecque par les chemins d’Al-Andalus et où, des Phéniciens aux Guerres puniques, la fascination des Empires les uns pour les autres est envahie de batailles sanglantes, de pièges mortels et de stratégies fascinantes dont les chefs de guerre ont traduit les schémas jusque dans les guerres yougoslaves de ces dernières années.
Tributaires les uns des autres, jusqu’aux périodes coloniales inaugurées dans la bataille d’Egypte de Bonaparte, nos pays de Nord et de Sud semblent avoir intégré le choc des civilisations qu’ont leur a suggéré, en dernière analyse et faute de mieux.
Et puis, depuis quelques mois, des projets communs à tous les itinéraires culturels méditerranéens m’ont amené à la lecture d’ouvrages fondamentaux, comme les « Tumultes de la houle » de Baltasar Porcel (Actes Sud 1998), ou les visions interculturelles sensibles et quasiment génériques, comme la « Rhapsodie méditerranéenne » de Jean-Marie Ramblard (Libre parcours, Loubatières 2010) et « Il était une fois la Méditerranée » de Jacques Huntzinger (CNRS Editions 2010).
Aucun de ces ouvrages ne peut se lire d’une traite, même si on ne les lâche pas facilement. Leurs formes d’érudition – à chacun – sont trop profondes, que ce soit dans la relecture des histoires croisées ou dans celle les dimensions religieuses et interreligieuses, pour que la compréhension vienne d’un coup. Nous ne pouvons tout savoir, et pourtant, si nous avons vocation à accepter de créer des continents sans frontières et à en brasser les populations, ou encore à créer des ponts entre les rives des mers, qu’elles soient nordiques, ouvertes, ou fermées comme ce bassin de trois continents où une partie essentielle de notre culture s’est structurée, il nous faut absolument tenter d’entrer dans la complexité.
J’avais beaucoup apprécié la manière dont Jacques Huntzinger, qui a préparé les Ateliers Culturels de la Méditerranée, une démarche qui a précédé le Conseil culturel de l’Union pour la Méditerranée, inscrit l’espoir tout au long de ses pages. Des pages qui, pourtant, indiquent sans arrêt des risques majeurs, apparus au sein des dictatures en partie islamisées, de manière plus ou moins intègres et intégristes, avec des volontés plus ou moins fortes d’éloigner toute idée de progrès historique, ou toute idée du sens de l’histoire, de la conscience des citoyens.
Ces pays - bien étranges à nos yeux, parfois touristiques et réduits à leur dimension exotique - qui bordent ces côtes et ces golfes, dans ce que nous avons appris à nommer le Proche et le Moyen Orient, nous ennuient, parfois nous révoltent et nous les ressentons le plus souvent comme une menace sourde.
Et puis voilà, dans le dramatique « massacre des innocents » qui précède tous les départ de dictateurs, la révolte, nommée révolution, où le jasmin succède aux roses et aux œillets, resurgit avec les sifflets de la rue, à notre grand étonnement.
Ce sens de l’histoire, cet extraordinaire sens du cycle répétitif : Confiscation du pouvoir, durcissement du pouvoir, mise en place de pères et de mères Ubu, déliquescence, arrogance et mépris total des peuples, sens de l’impunité, meurtres en séries, révolution, confiscation du sens de la révolte, confiscation du pouvoir…revient en grimaçant.
On va vite chercher et comprendre, bien sûr, qui manipule les événements spontanés ou qui s’est déjà mis en place pour reprendre le pouvoir des mains des Tunisiens, comme il a été confisqué aux Roumains et aux Irakiens, à quelques années de distance.
Pour qu’un nouveau cycle se mette en place.
« A première vue, il est évident qu’il y a un fossé sur le politique entre une rive Sud marquée par diverses formes de despotisme et la rive Nord toute entière convertie à l’Etat de droit, aux libertés publiques et aux principes démocratiques…Cette mondialisation de la démocratie politique cible d’autant plus « l’exception arabo-islamique »…D’ailleurs, cette exception arabo-islamique, en quelque sorte, était légitimée par un discours produit tant par le Nord que par le Sud de la Méditerranée. Ce double discours est le suivant : la démocratie serait dangereuse pour la stabilité des Etats arabes en cours de développement, la démocratie n’est pas un système universel mais un système propre à l’Occident, très éloigné de la culture et de l’histoire du monde arabe. » ecrit Huntzinger.
Vient ensuite une analyse remarquablement intelligente que j’invite chacun à lire, et où je note en page 198 cette remarque dont la pertinence a pris chacun à contre-pieds, dans les heures récentes, en particulier ceux qui pensent qu’ils sont les seuls à communiquer :
« Laïcité et religiosité s’entremêlent, à l’image de la télévision dans laquelle les genres se mélangent, entre Al-Jazeera, les chaînes satellitaires arabes libres et le regard des chaînes européennes et américaines. C’est aussi le constat du développement vertigineux d’Internet, des blogs et des portables, que l’ona pu qualifier d’instruments de la « désobéissance civile », auprès des jeunes générations. C’est la modernisation sociale en cours dont on reparlera, de la place de la femme et de la révolution démographique. C’est l’influence en retour des immigrés arabes en Europe sur les structures sociales de leur pays d’origine. C’est l’individualisation des comportements qui se combine avec les traditions… »
Là encore la démonstration se développe dans les pages suivantes de cet ouvrage, avec rigueur et sensibilité.
« Face à cette montée progressive d’une société civilisée, tout à la fois autonomisée, individualisée et demandeuse de liberté, on assiste à l’échec de deux modèles politiques qui ont occupé la scène arabe toutes ces dernières années : l’islamisme politique et le despotisme. »
Un despote vient de s’exiler dans le silence assourdissant des pays du Nord de la Méditerranée, la France s’étant même donnée le ridicule de suggérer l’envoi de policiers à visage humain qui réprimeraient la révolte sans tirer sur la foule.
Quel terrible silence des sociétés qui se disent démocratiques !
Doit-on demander que les responsables politiques de l’Europe méditerranéenne et les autres, ceux qui sont éloignés par la géographie des rebonds historiques du bassin d’Ulysse, acceptent de se pencher sur la complexité de leurs voisins, proches ou plus éloignés, héritiers pourtant d’un même croissant fertile où leurs religions cousines sont nées ?
Je suis d’avis de le leur demander d’urgence, voire même de l’exiger, de peur qu’ils disparaissent - et nous ensevelissent avec - sous le ridicule de l’ignorance historique, après avoir été empoisonnés par « l’horreur économique » qu’ils ont générée et, pour les moins coupables d’entre eux, qu’ils ont au moins acceptée passivement.
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