Ce qui se passe en Tunisie nous donne quelques leçons de courage. Hommage d'abord au jeune Mohamed Bouazizi, ce jeune garçon de 26 ans, étudiant chômeur survivant grâce aux fruits et légumes qu'il vendait dans la rue, à Sidi Bouzid. Un policier a saisi sa marchandise, l'a frappé, lui a craché dessus. Il a voulu aller plaider sa cause au gouvernorat de la Province : peine perdue. Alors, il s'est aspergé d'essence et s'est immolé devant les grilles. C'était le 17 décembre 2010. Les manifestations ont commencé le lendemain, libérées par ce geste désespéré mais terriblement lucide.
Plus de perspective dans une économie confisquée par des accapareurs. Rien, juste crever. Alors crever dignement, en crachant à la face du monde qui vous bastonne. Mohamed est mort le 4 janvier 2011. Il avait reçu entretemps la visite du futur ex-Président Ben Ali, qui avait entouré sa mère de promesses d'emploi pour son fils, tout en vouant aux gémonies les fauteurs de troubles qui avaient le front de réclamer la justice et du pain, en lieu et place du bâton et de la faim. Ses derniers mots à sa mère ont été «Pardonne-moi, si je t'ai désobéi, adresse tes reproches à notre époque, pas à moi...».
Par association d'idées, je lisais à l'instant "La vie en toutes lettres", qui recense des correspondances 105 lettres écrites entre 1519 et 2010. Je ne suis pas dupe, je sais bien que c'est de l'émotion en offset quadrichromie. Je ressens toujours à la lecture de ces correspondances cette curiosité malsaine qu'on éprouve en lisant des documents intimes qui ne vous sont pas destinés. Et parfois cette tristesse infinie de savoir que le destinataire ne l'a pas lue, qu'on l'ait soustrait à sa connaissance ou qu'il soit mort avant de l'avoir reçue. Je l'ai éprouvé une fois en consultant les archives du contrôle postal de l'Armée, en 14-18, comme je le raconte ici.
L'une de ces lettres a résonné avec la Tunisie. En soi, ce qui s'y passe n'est jamais que l'histoire sans cesse recommencée de l'émancipation des peuples, de ces révolutions qui travaillent les tripes des nations quand elles ne peuvent plus digérer le magma infâme de la dictature de la vie et de la pensée. Tchécoslovaquie (avec un Jan Palach, compagnon de refus de Mohamed Bouazizi), Nicaragua, Portugal, Roumanie, Pologne, Ukraine...
Dans ce recueil de lettres, l'un d'elles a retenu mon attention. Elle signée Madeleine. qui écrit à André Le Goff, son mari. Ce dernier et une centaine d'hommes de l'île de Sein ont entendu l'appel de De gaulle, en juin 40, et sont partis à Londres. Cette institutrice lui dit en mots simples son amour, sa tristesse de le savoir absent, mais aussi sa fierté : «Dis-toi que je pense que c'est là où tu es que tu dois être, avec la centaine d'hommes de notre île minsucule». Elle lui raconte une anecdote qui éclaire à nos yeux son état d'esprit et celle des femmes de l'île, soutenues moralement par le recteur de l'île de Sein, en l'absence de leurs maris, fils, amants...: «Quelques gars de Tresgoat, sur la terre ferme, sont revenus en août d'Angleterre les mains dans les poches, apparemment bien tranquilles mais au fond honteux car la conscience pas claire. Les femmes les ont accueillis à coup de pommes de terre et l'on dit qu'ils vont repasser par chez nous pour aller de nouveau où tu es. Je crois qu'ici, si l'un d'entre vous était revenu, il nous aurait vues sur la cale, avec des galets dans les mains car les pommes de terre sont rares».
J'en suis encore tout bouleversé. L'amour se conjugue ici avec l'absence, la présence étant synonyme de réception à coups de galets. J'aime à penser qu'on me recevra un jour à coups de galets ou de pommes de terre, s'il me prenait l'idée d'oublier où se situe mon devoir.
Illustrations : Plon, AFP, DR