Maghreb - Tunisie : « tout changer, pour que tout reste pareil »... (Le Grand Soir, 16 janvier 2011)*
L'opinion publique, en Tunisie comme ailleurs, s'est félicitée de la chute de la dictature et nombreux
sont ceux qui pensent que les choses ont réellement changé parce que Ben Ali a quitté la présidence.
N'ayant en face d'eux aucune opposition crédible et organisée, messieurs Ghannouchi, Mebazaa et Abdennadher, les "nouveaux" leaders du pays, ont réellement bien manœuvré : de grands politiciens, qui connaissent bien le caractère du peuple, une excellente équipe,
parfaitement soudée et efficace. Et cela fait plus de vingt ans qu'elle dirige la Tunisie...
AVANT MAINTENANT APRÈS
Le 14 janvier dans la soirée, on apprenait le départ du président Ben Ali : après plusieurs semaines d’émeutes, qui avaient pris des allures de révolution, le peuple tunisien renversait le dictateur, contraint de quitter le pays. Zine el Abidine Ben Ali s’est ainsi réfugié en Arabie Saoudite, qui sera donc sa terre d’exil, puisque la France a, semble-t-il, décliné sa demande, lâchant de la sorte son ancien allié sans la moindre vergogne…
Dans le respect du processus institutionnel tunisien, le premier ministre, Mohamed Ghannouchi, qui exerçait cette fonction aux côtés du président Ben Ali depuis 1999, a assuré l’intérim de la présidence, le temps de proclamer le nouveau président, Fouad Mebazaâ, un des bras droit de Ben Ali, membre de tous ses gouvernements successifs et, selon certains observateurs, son dauphin désigné.
En effet, après avoir « constaté la vacance de la présidence », le Conseil institutionnel, en vertu de l’article 57 de la Constitution, a établi qu’il revenait au président du Parlement d’assurer la présidence jusqu’aux prochaines élections, qui doivent avoir été organisées endéans un délai de soixante jours au plus. C’est ce qu’à annoncé le président du Conseil, Fethi Abdennadher, lui aussi fidèle de Ben Ali parmi les fidèles…
Dès l’annonce de la fuite du président Ben Ali, en dépit de l’euphorie qui s’emparait des masses populaires tunisiennes dont la joie éclatait dans les rue de Tunis et dans tout le pays, une analyse de la situation ne laissait cependant que peu de doutes sur la suite des événements.
En effet, force était de constater que tous ceux qui venaient de prendre le relai de Ben Ali étaient ses anciens ministres et hauts fonctionnaires, tous ceux qui avaient profité du régime, s’étaient enrichis et possédaient le pays…
Autrement dit, trois hypothèses, a priori, se dégageaient de cette analyse à chaud :
1. Le gouvernement par intérim, qui, à peine en fonction, avait proclamé l'état d'urgence et la loi martiale, réprimait toute opposition dans le sang durant la nuit ; et Ben Ali, une fois la crise jugulée, revenait (Mohamed Ghannouchi n’avait-il pas précisé, d’ailleurs, qu’il assurait l’intérim car le président Ben Ali était « temporairement » incapable d’exercer ses fonctions?) ou pas, mais, avec ou sans lui, tout continuait comme avant.
2. Les insurgés pensaient avoir gagné, la colère retombait (cas d’école d’une révolution mal organisée qui, refroidie dans son élan, avorte et ne peut que rarement être relancée) et, en douceur et sur le long terme, les anciens dirigeants, qui avaient jusqu’alors agi dans l'ombre de Ben Ali, récupéraient le gâteau et confisquaient à nouveau le pouvoir au peuple. Au mieux, on arrêtait quelques familiers et proches de Ben Ali, juste pour faire bonne figure (et tout le monde en Europe et ailleurs n’y verrait que du feu ; d’autant plus que la Tunisie quittera rapidement l’actualité et retournera à son triste sort, tandis que les charters de touristes recommenceront à affluer vers Djerba).
3. Les insurgés réalisaient qu'ils étaient en train de se faire manipuler par ce tour de passe-passe et poursuivaient le mouvement jusqu'au renversement complet de la dictature et l'arrestation ou la fuite de tous ceux qui l'avaient soutenue. Probablement, alors, la démocratie et les changements socio-économiques avaient leur chance d’aboutir.
Certes, face à la ténacité et au courage avec lequel le peuple tunisien avait jusqu’alors conduit sa révolution, il n'était pas impossible qu'il surprît encore.
Qui, en effet, aurait parié sur l'avenir de cette révolution ? Or, elle avait la peau dure. Et, tandis que les gouvernements européens pouvaient aller cacher leur honte pour leur attentisme et leur mutisme scandaleux (espéraient-ils l’essoufflement du mouvement et la fin des troubles, pour à nouveau dormir tranquillement ?), les Tunisiens, quoi qu’il en fût de la suite des événements, avaient déjà offert au monde une extraordinaire leçon de démocratie.
C’est dès lors le lendemain qu’il fallait attendre, pour savoir ce qu’il en serait de la Tunisie et de sa révolution...
Mais le réveil est difficile : les rues de Tunis et des grandes villes sont désormais désertes ; l’armée patrouille ; Ben Ali parti, tout le monde est gentiment rentré chez soi ; la révolution a vécu.
France 24 - 17 janvier 2011Les chefs de l’armée, en concertation avec les leaders du gouvernement, ont négocié le départ du président Ben Ali, qui a ainsi servi de fusible (avait-il encore vraiment le choix ?), et sa « fuite », d’exutoire à la révolte. Mais ce sont bien tous les anciens de « la bande à Ben Ali » qui demeurent aux commandes et continuent de contrôler tous les rouages du pays et le processus qui mènera aux élections d’un « nouveau » parlement et à la désignation du « nouveau » président.
Le tour de passe-passe magistralement exécuté par les dirigeants tunisiens (et peut-être, déjà, avec la complicité de certains Etats européens), est parvenu à calmer la rue, dont les meneurs, mal organisés et désormais dépouillés des forces vives de la révolte, n’ont plus les moyens de faire aboutir le processus révolutionnaire et d'instaurer leur propre gouvernement provisoire pour organiser des élections libres et effectivement transformer le régime.
La victoire de cette révolution au Maghreb aurait également pu être un motif d’espoir pour le peuple d’Algérie, toujours en lutte contre la junte corrompue qui le dirige. Hélas, l’échec tunisien n’augure rien de positif pour les Algériens.
Bref, les anciens ministres de Ben Ali ont eu très chaud, depuis quelques semaines. Aussi ont-ils eux-mêmes choisi de tout réorganiser, de tout changer, pour que tout reste pareil.
La « priorité absolue » du gouvernement d’intérim est désormais le rétablissement de l'ordre public. C’est pourquoi, depuis le vendredi 14 janvier au soir, le couvre-feu a été proclamé en Tunisie, sous le prétexte que des « pillards » profitent de la situation de chaos, « pillards » surgis de nulle part, « pillards » que l’on n’avait pas encore vu agir, alors que des émeutes violentes ébranlent pourtant le pays depuis des semaines, « pillards » parmi lesquels d’aucuns croient bien avoir reconnu des agents des forces spéciales de « l’ancien » régime.
Les élites « benalistes » sont bel et bien en train de reprendre le contrôle de la situation, dans le calme et avec la bénédiction du peuple qui craint les « pillards » et appelle l'armée à rétablir l'ordre.
La France a pris « acte de la transition constitutionnelle ». L'Union européenne s’est dite satisfaite par ce dénouement, qui devrait aboutir à « une solution démocratique durable ». Les Etats-Unis ont exprimé leur respect pour « le courage et la dignité du peuple tunisien ». Le secrétaire général de l'ONU, enfin, s’est réjoui de ce « règlement démocratique et pacifique de la crise ».
Tout le monde est maintenant rassuré : tout va pouvoir continuer comme avant, en Tunisie.
Lien utile : Le Grand Soir.
Derniers développements
19 janvier 2011, constitution d'un "nouveau" gouvernement... :
Seuls quelques intellectuels ont commencé à se rendre compte de la manipulation qui a eu lieu le vendredi 14 janvier au soir. Certains ont bien tenté de manifester leur mécontentement, entraînant des mouvements de protestation ici et là dans le pays, au cri de "RCD, dégage!". Mais, en vertu de la loi martiale désormais en vigueur, ces petits groupes de manifestants, qui ne réussissent à mobiliser que quelques centaines de personnes, parfois davantage, ont jusqu'à présent été dispersés par la police et par l'armée, à coups de grenades lacrymogènes et de matraques… Au mieux, l'armée les laisse désormais défiler pacifiquement, évitant la provocation. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit plus des grands mouvements qui avaient ébranlé la Tunisie durant les précédentes semaines.
Le « nouveau » gouvernement tunisien reste en effet majoritairement composé d’anciens partisans du président Ben Ali, sous couvert de « l’ouverture » à l’opposition : les postes-clefs du gouvernement sont toujours demeurés dans les mains des chefs du « Rassemblement constitutionnel démocratique » (le RCD), parti de l’ancien dictateur, lesquels se sont entendus avec l’armée et conservent le ministère de la défense, bien entendu, et celui de l’intérieur, dont dépendent les forces de police et qui sera en charge de l’organisation des futures élections, mais aussi ceux des affaires étrangères et des finances. Le premier ministre de Ben Ali, Mohammed Ghannouchi, a lui aussi gardé son poste...
Quant à l’ouverture, elle s’est faite uniquement au profit de l’opposition « officielle », celle qui était « autorisée » sous la dictature ; les trois ministères qui avaient été concédés à cette « opposition » étaient l’enseignement, le développement régional et la santé…
La véritable opposition a quant à elle été exclue des débats, comme l’a dénoncé Moncef Marzouki, figure principale de la résistance au président Ben Ali, qui a qualifié ce « nouveau » gouvernement de « mascarade ».
Pour le leader communiste Hamma Hammami, ce « nouveau » gouvernement consiste tout simplement en un gouvernement « bénaliste » à peine élargi à une opposition aux ordres. Et il faut s’attendre, a-t-il ajouté, à ce que le pouvoir, maintenant qu’il a repris son souffle, en revienne à la répression pour asseoir son autorité.
(Europe 1 - 18 janvier 2011)Les seuls ministres qui ont quitté le gouvernement, ce sont les quatre personnalités de l'opposition. Donc, la Tunisie est toujours gouvernée par l'équipe de Ben Ali et elle seule, avec le concours de l'armée.
Conscients de la supercherie, les membres de l'opposition qui avaient d'abord accepté ce jeu de dupe ont finalement démissionné, quelques heures seulement après avoir reçu leur portefeuille (deux d'entre eux ont même prétendu avoir appris leur désignation à ces postes par la télévision, aucune négociation n'ayant eu lieu à ce propos). Mais cet épiphénomène n'a nullement empêché le maintien du gouvernement, sûr de sa force, puisqu'il contrôle toutes les institutions du pays et bénéficie du soutien de l'armée (Mebazaa, le nouveau président, et Ghannouchi se sont contentés de quitter le RCD - on ignore encore quel sera le nouveau nom du parti qu'ils vont probablement fonder).
Un détail important : la constitution tunisienne stipule que, pour se présenter aux élections présidentielles, un candidat doit avoir dirigé un parti politique dans les deux années qui précèdent l’élection. Autrement dit, aucun membre de l’opposition véritable ne peut, en l’état actuel de cette constitution, espérer briguer ce poste.
Et quand bien même la constitution serait-elle modifiée, en exil ou en prison depuis de nombreuses années, les opposants au régime de ben Ali ne sont pas connus des Tunisiens et auront bien du mal à se faire accepter comme leaders par le peuple, à l'exception, peut-être, de Moncef Marzouki. "Dieu lui prête vie"...
(RTBF - 17 janvier 2011) 25 janvier, l'armée montre son vrai visage et le peuple se divise : (Euronews - 25 janvier 2011)Le général Rachid Amar, commandant en chef des forces armées tunisiennes, a demandé aux derniers manifestants, qui s’opposent encore au « nouveau » gouvernement du premier ministre Ghannouci, dont tous les membres sont d’anciens collaborateurs de la dictature, de quitter la rue et de rentrer chez eux, en leur garantissant que l’armée assurerait le bon suivi de la « révolution »… L'équipe Amar-Ghannouchi a repris le contrôle de la Tunisie.
(AFP - 25 janvier 2011 : "C'est le même régime! Rien n'a changé!")Le peuple tunisien se divise. Face à face, ceux qui constestent toujours le "nouveau" gouvernement et ceux qui exigent la fin du chaos et la reprise de l'activité économique : Tunisie, une manifestation pour le travail.
27 janvier, nouveau tour de passe-passe... : (France 24 - 27 janvier 2011) "La rue peut réclamer certaines choses, mais il arrive que des intérêts supérieurs amènent à des compromis différents; c'est ça la démocratie." (sic - Ahmed OUNAËS, "nouveau" ministre des Affaires étrangères)Sous la pression populaire, le premier ministre Ghannouchi a accepté un "remanienement" du gouvernement. "Remaniement" partiel, cela dit, puisque neuf ministres sont reconduits, outre le premier ministre lui-même. Mais, surtout, la plupart des douze "nouveaux" ministres ont pu être identifiés : il s'agit de seconds couteaux ou de troisèmes ou de quatrièmes couteaux, tous membres de l'ancien establishment, financiers, diplomates ou fonctionnaires de l'ère Ben Ali. A commencer par le "nouveau" ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaës, ancien ambassadeur...
Mais aussi Farhat Rajhi, nouveau ministre de l'Intérieur et ancien procureur général, Abdelkrim Zbidi, nouveau ministre de la Défense et ancien secrétaire d'Etat, Mohamed Afifi Chelbi, nouveau ministre de l'Industrie et ancien haut fonctionnaire des secteurs industriel et bancaire, Jalloul Ayed, nouveau ministre des Finances et ancien banquier lié aux intérêts britanniques et états-uniens, Mehdi Houas, nouveau ministre du Commerce et ancien financier au service d'IBM et Alcatel...
Tout changer, pour que tout reste pareil; on assiste, en Tunisie, à un nouveau tour de passe-passe. Etrangement l'UGTT (l'Union générale tunisienne du travail, principal syndicat, opposé à l'ancien régime) a pris le parti de soutenir ce "remaniement"... Quant aux derniers manifestants, cette fois-ci, il semble qu'ils aient avalé la couleuvre.
2 février, la boucle est bouclée : En visite officielle auprès de la Commission européenne, le nouveau ministre tunisien des Affaires étrangères, Ahmed Ounaës, a tenu des propos surréalistes, mais tout à fait symptomatiques des intentions du "nouveau" pouvoir tunisien. Extraits choisis... "Le renversement de Ben Ali n'a rien à voir avec une révolution. (...) Ce régime fut une simple parenthèse despotique, mais qui a su apporter la modernisation de l'économie et faire passer la Tunisie du socialisme au libéralisme." L'Union européenne a salué la responsabilité dont fait preuve le nouveau gouvernement tunisien et a fait part à monsieur Ounaës de "sa disponibilité et sa volonté pour soutenir la Tunisie et le peuple tunisien dans cette transition démocratique", tout en insistant sur la nécessité "d'encourager les entreprises européennes à rester et continuer d'investir en Tunisie".
A ce stade, donc, la "révolution" tunisienne semble s'achever sur un échec : l'ancien appareil benaliste demeure au pouvoir et les intérêts des uns des autres sont préservés, à commencer par l'influence française et états-unienne sur le pays.
Toutefois, il convient de rester prudent et d'attendre le moment des élections promises par le "gouvernement de transition". Peut-être, d'ici-là, une opposition crédible pourra-t-elle se constiturer et le peuple, le cas échéant, aura-til encore l'énergie de se mobiliser...
Lire aussi : MÉDITERRANÉE - Le Maghreb en révolution.
A lire également :
- Jean-François BAYART, Indécences franco-tunisiennes et Chercheurs et journalistes face à la Tunisie.
- Un nouveau gouvernement en Tunisie (France Soir, 17 janvier 2011).
- Marie KOSTRZ, Tunisie : quelle opposition pourra intégrer le futur gouvernement? (Rue89, 15 janvier 2011).
Et l'ÉGYPTE ? (30 janvier 2011)
Le cas égyptien est sensiblement différent du cas tunisien.
Soutenu depuis 1981 par les États-Unis, le gouvernement d’Hosni Moubarak assure la stabilité du pays, la paix avec Israël et la pérennité des intérêts occidentaux dans la région. C’est là une carte maîtresse du jeu états-unien au Proche-Orient.
Et ce d’autant plus que le risque islamiste est bien réel dans ce pays, où les Frères musulman, mouvement fondamentaliste dont l’Egypte est le berceau historique, gagnent du terrain depuis quelques années ; Moubarak lui-même a été contraint de leur faire de nombreuses concessions, de plus en plus visibles dans le domaine sociétal.
N’oublions pas non plus l’importance géostratégique du canal de Suez : la majeure partie des échanges de marchandises, à l’échelle planétaire, s’effectuent toujours par voie maritime et les canaux de Panama et de Suez demeurent des axes commerciaux essentiels. Le canal de Suez, plus particulièrement, est utilisé par les pétroliers qui, du Golfe, gagnent l’Europe et les États-Unis.
Dès lors, la situation en Égypte ne préoccupe pas seulement Washington, mais également l’Arabie saoudite (qui craint en outre que cette vague de révoltes ne déstabilise la monarchie absolue), les monarchies du Golfe, Israël et même l’Union européenne.
Ainsi, si certains discours se montrent critiques envers le président Moubarak (timidement critiques, cela dit, tel celui du président états-unien Barak Obama), le régime égyptien est cependant largement soutenu et appuyé par ces différents gouvernements qui ont tout intérêt à maintenir le statu quo.
En outre, le régime Moubarak lui-même, fort de ces soutiens, ne semble pas prêt à se laisser abattre ; et l’armée lui reste fidèle.
On voit mal, dans ces conditions, comment le peuple égyptien pourrait parvenir à renverser le régime.
Lire : ÉGYPTE - Vers un scénario « à la tunisienne » ?.
*Article mis en ligne le 15 janvier 2011 (link).
© Cet article peut être librement reproduit, sous condition d'en mentionner la source (http://pierre.piccinin-publications.over-blog.com).