Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, production Heiner Müller (1995), Berliner Ensemble , Theater am Schiffbauerdamm, Berlin
Pour la troisième fois, j’ai voulu me replonger dans cette production qui remonte à 1995, que j’avais vue à la création avec Bernhard Minetti et Martin Wuttke, et revue au début des années 2000.
Après plus de quinze ans, la production de Heiner Müller n’a pas perdu son âme, ni son efficacité, sans doute grâce à Martin Wuttke sur qui repose à la fois le spectacle et sa longévité. L’acteur époustouflant, venu quelquefois en France, et qu’on a vu au cinéma dans “Inglourious Basterds” de Tarantino dans le rôle de Hitler, reste pour moi le plus grand acteur du théâtre européen. Mimiques, jeux sur la voix, performance physique (il est incroyable lorsqu’il mime la Svastika), performance de diction d’un texte selon des rythmes et des inflexions toujours différentes, jusqu’à l’incompréhensible débit d’une incroyable rapidité, tout cela avec une extrême rigueur et sans cabotinage, alors que le rôle tel qu’il est conçu s’y prêterait totalement. C’est le travail d’une vie.
Rien que pour voir cette hallucinante performance, le voyage à Berlin s’impose (prochaine représentation le 13 février).
La pièce, qui situe dans les bas fonds de Chicago (l’Allemagne), montre à la faveur d’une crise du trust des choux fleurs (L’industrie), la prise de pouvoir maffieuse d’un petit gangster, Arturo Ui, qui n’est rien au départ (il n’est qu’un chien, que Wuttke mime d’une manière désopilante) et que l’aristocratique Clark va chercher en pensant le manoeuvrer. Peu à peu, il prend de l’importance bouscule le vieux parrain (Dogsborough-Hindsborough) en place (une copie d’Hindenburg), prend des leçons auprès d’un vieux comédien (le rôle qui fut jadis de Minetti est confié au vétéran Jürgen Holtz, dont la voix, et surtout la diction sont un enchantement: dieu que la langue allemande est belle quand elle est dite comme cela) et finira par prendre aussi Cicero (L’Autriche) étendant son pouvoir par la démagogie et la menace.
Tous les acteurs sont à citer, ceux qui font partie de la bande à Ui, et qui figurent Goering (Giri, Volker Sprengler), Goebbels (Givola, Victor Deiß), Röhm (Roma, Martin Schneider), Margarita Broich dans Dockdaisy, le couple Dullfeet (Roman Kaminski et Margarita Broich, figurant les Dollfüss) et tous ceux qui composent la petite trentaine de participants de la soirée.
Inscrite dans un décor simple, des pilônes d’acier commençant en salle et une espace quasi vide et gris sur scène (sauf un podium qui est tribune, catafalque, statue au milieu de l’espace, la mise en scène est essentiellement un travail sur le jeu et repose sur la troupe très homogène des acteurs de la représentation. Vu par Müller comme une sorte de grand opéra burlesque, le spectacle est émaillé d’extraits de Verdi, (Otello, Traviata) Schubert, Mozart, Liszt, mais aussi de Paper Lace , le groupe pop de Notthingham, avec leur chanson sur Al Capone “The night Chicago died”. En regardant Wuttke, une seule référence s’impose, celle de Chaplin. La puissance du texte est d’autant plus forte que le pouvoir s’installe tout en faisant rire: la scène où Ui, qui a une voix nasillarde, qui bégaye, qui est d’affligé d’un corps maigrelet et malingre, apprend à parler auprès du comédien est un morceau de bravoure absolument irrésistible, et l’effet produit ensuite à la fois ridicule et effrayant: les “trucs” chers à la propagande sont défaits, mais en même temps inquiètent car ils fonctionnent sur les foules, et la seconde partie, beaucoup plus courte, est de moins en moins drôle, finissant sur une marche triomphale ou tous les obstacles et opposants tour à tour s’écroulent et meurent. Pendant que triomphe Ui, en frac, devenu chef incontesté.
C’était la 378ème représentation de ce spectacle qui a fait le tour du monde. Il est proposé quatre ou cinq fois par an dans la saison et c’est toujours plein. Le système allemand de répertoire est aussi un conservatoire de patrimoine théâtral. Les théoriciens du théâtre et de la mise en scène, notamment en France, soulignent les aspects éphémères d’un spectacle, et l’absurdité de jouer un spectacle dont le metteur en scène n’est plus là depuis longtemps, on nous souligne qu’après un peu de temps, le spectacle n’est plus conforme à l’original, qu’il en devient infidèle etc…Je ne pense pas que le théâtre ne doive être que contemporain, hic et nunc. Certains travaux sont des “oeuvres” qui méritent la conservation quand les conditions sont réunies pour être fidèles à l’original.
Je m’inscris donc en faux: certes, sans Martin Wuttke, les choses seraient sans doute différentes, mais ce spectacle, après 15 ans, n’a rien perdu de sa force ni de sa fascination. Oui il fait partie du patrimoine du Berliner Ensemble en premier lieu, mais aussi du théâtre allemand et même européen. Et l’incroyable présence d’un public jeune (une majorité de spectateurs de moins de trente ans) plein d’adolescents, venus non pas avec le prof, comme souvent en France, mais seuls, avec les copains, pour voir du grand, de l’immense théâtre: c’est ce que permet le théâtre de répertoire, bien compris. Et de ce fait l’Allemagne a un vrai réseau de scènes qui permettent au public d’avoir chaque année accès à tout le spectre du répertoire théâtral, classique ou contemporain. En Italie, le Piccolo Teatro s’efforce de conserver les productions de Strehler, pour que soient assise une tradition qui est l’histoire même de ce théâtre. Et en France? où sont les grandes productions de ces 20 ou 30 dernières années? Comment revoir 1789 et 1793 de Mnouchkine dans leur urgence et leur vie? où sont les Molière de Vitez ou son Soulier de Satin? l’Hamlet de Chéreau? l’Illusion Comique de Strehler, ce chef d’oeuvre dont il n’existe aucune reprise vidéo? les Planchon? les grands Lavaudant faits à Grenoble? Productions disparues, enfouies dans le souvenir des spectateurs, mais aucun adolescent ne pourra aller voir ce théâtre là. Et c’est dommage.