Poésie du samedi, 17 (nouvelle série)
L’autre jour, l’on m’a chuchoté à l’oreille le nom d’un philosophe quasiment inconnu dont j’étais infichu l’instant d’après de répéter le nom. Comme toujours quand on me recommande quelque remède confidentiel, j’espérais là un précieux sésame porteur sinon d’une révélation, du moins de quelque pensée profonde de nature à éclairer ma lanterne sur le sens à donner à ma présence au monde… Je fis donc répéter et ne compris qu’après avoir remixé dans ma tête toutes les combinaisons possibles d’une suite de sons que j’avais d’abord cru décrypter comme Géronimo,Havanitos, Humanité, ou encore Unanimité prononcé avec un accent latino…En fait, il ne pouvait s’agir que de Unamuno, Miguel de Unamuno , philosophe espagnol auteur notamment du Sentiment tragique de la vie (1912) ou de L’Agonie du christianisme (1925) ainsi que de divers romans ou nouvelles dont Le roman de Dom Sandalio, joueur d’échecs (1932).Recteur de l’université de Salamanque en 1937,il prononça devant une assemblée de dignitaires franquistes un discours courageux qui n’a été redécouvert que récemment .
Ma laborieuse saisie d’un patronyme castillan prononcé tout à trac me fit penser à ces mots de passe de cour de récréation qu’on s’évertuait à choisir les plus difficiles ou insolites possibles, afin que ceux des bandes rivales ne puissent s’introduire dans nos cénacles ou cabanes secrètes. L’ennui, c’est que la moitié de la bande se gourait régulièrement dans la prononciation… Du coup, certains des nôtres étaient refoulés alors qu’ils gueulaient « frigidaire » au lieu de « réfrigérateur » tandis que quelques « ennemis », traînant leurs esgourdes dans les parages, étaient assez futés pour deviner le bon mot et accédaient ainsi légitimement à nos réunions… Bref, nos mots de passe se révélaient contre-productifs, à moins de reconnaître les intrus hilares et de les constituer prisonniers pour pouvoir ensuite les échanger contre nos propres espions qui, eux-aussi, avaient pu capter les mots de passe ridicules des blaireaux d’en face et étaient devenus semblablement captifs. A cette époque, dans la cour de récré ou dans le terrain vague, nous ne connaissions pas Umanumino, pardon U-na-mu-no , mais Géronimo le chef indien nous était connu.
C’est terriblement compliqué, l’art de choisir un bon mot de passe. Et comme ces mots là s’usent à force de trop circuler, il faut les renouveler fréquemment.Des fois aussi, personne ne parvient à les prononcer de la même manière et il faut les changer. Pour éclairer ceux de toutes les bandes possibles et imaginables qui sont chargés de concocter de bons mots de passe, je donne ci-après un poème tout entier consacré à cette épineuse problématique.Il est bien sûr intitulé Mots de Passe et donne son titre au recueil que j’ai eu la faveur de dégoter chez Emmaüs la semaine dernière…!
Mots de Passe
LocomotiveIsabella
El BiarAcademy
JoséphineFrigidaire
MilitaryLitvinoff
Avec des mots avec des mots
jamais pareils toujours les mêmes
avec les mots du dictionnaire
et ceux de l’almanach Vermot
avec des mots de tous les jours
des mots de nulle part entendus
des mots prêtés des mots rendus
avec des mots longs et sonores
avec des mots brefs et des mots lourds
des mots dont personne ne sait
comment il faut les prononcer
avec des mots des mots démoniaques
avec des mots des mots démolis
avec des mots pointus aiguisés par le vent
avec d’honnêtes mots et des mots mal acquis
avec des mots vêtus de bleu et de kaki
avec des mots roulés bien polis par les vagues
avec des mots avec des mots
mais pour dire quoi ? pour parler à qui ?
Base-ball Telegraph
Abd-el-KaderBoulaya
Finis Caramel
Mimi Bénédictine
Avec des mots comme des clés
avec des mots rouillés et durs
avec des mots doux modulés
avec des mots usés avec des mots qui durent
avec des mots pour les nègres d’Amérique
avec des mots pour les officiers blancs
avec des mots pour ceux qui ne savent pas lire
avec des mots patiemment remués
pour les sourds pour les bègues pour les muets
avec des mots pour ceux qui n’ont pas de mémoire
avec des mots abstraits avec des mots concrets
avec des mots qu’on créé avec des mots tout prêts
avec des mots pour ceux qui ne comprennent pas
avec des mots soufflés de la bouche à l’oreille
avec des mots criés désespérément dans la nuit
avec des mots pour tuer des hommes vivants
et des mots pour ressusciter des ombres mortes
avec des mots naïfs avec des mots savants
avec des mots comme des clés
mais pour ouvrir quoi ? forcer quelles portes ?
Medina Palace
La Fayette Madagascar
Laundry Farce
Bridge Poco-poco
Ceux d’ici et ceux d’en face
vainement guettent l’écho
La mort a brûlé tous les mots de passe
et elle a toujours le dernier mot
Louis Lataillade (1910 – 1981), Mots de Passe, Fribourg, 1948.
Né à Pau, Louis Lataillade fut médecin militaire et accomplit à ce titre les campagnes d’Afrique du Nord, d’Italie et d’Allemagne. Il devint ensuite un haut responsable de l’Organisation Mondiale de la Santé, tout en écrivant parallèlement divers ouvrages dont un essai sur Abd-el-Kader dont l’apparition parmi les mots de passe n’est donc pas un hasard. Lataillade passa une grande partie de sa jeunesse à Alger où il soutint sa thèse de docteur en médecine consacrée aux Coutumes et superstitions obstétricales en Afrique du Nord.
Le recueil Mots de Passe a été imprimé probablement à compte d’auteur à Fribourg en Brisgau en 1948. Il est dédié au journaliste et écrivain Fernand Pistor (pseudonyme de Jean Pontacq) avec lequel Lataillade était lié d’amitié.