Mots de passe

Publié le 15 janvier 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 17 (nouvelle série)

L’autre jour, l’on m’a chuchoté à l’oreille le nom d’un philosophe quasiment inconnu dont j’étais infichu l’instant d’après de répéter le nom. Comme toujours quand on me recommande quelque remède confidentiel, j’espérais là un précieux sésame porteur sinon d’une révélation, du moins de quelque pensée profonde de nature à éclairer ma lanterne sur le sens à donner à ma présence au monde… Je fis donc répéter et ne compris qu’après avoir remixé dans ma tête toutes les combinaisons possibles d’une suite de sons que j’avais d’abord cru décrypter comme Géronimo,Havanitos, Humanité, ou encore Unanimité prononcé avec un accent latino…En fait, il ne pouvait s’agir que de Unamuno, Miguel de Unamuno , philosophe espagnol auteur notamment du Sentiment tragique de la vie (1912) ou de L’Agonie du christianisme (1925) ainsi que de divers romans ou nouvelles dont Le roman de Dom Sandalio, joueur d’échecs (1932).Recteur de l’université de Salamanque en 1937,il prononça devant une assemblée de dignitaires franquistes un discours courageux qui n’a été redécouvert que récemment .

Ma laborieuse saisie d’un patronyme castillan prononcé tout à trac me fit penser à ces mots de passe de cour de récréation qu’on s’évertuait à choisir les plus difficiles ou insolites possibles, afin que ceux des bandes rivales ne puissent s’introduire dans nos cénacles ou cabanes secrètes. L’ennui, c’est que la moitié de la bande se gourait régulièrement dans la prononciation… Du coup, certains des nôtres étaient refoulés alors qu’ils gueulaient « frigidaire » au lieu de « réfrigérateur » tandis que quelques « ennemis », traînant leurs esgourdes dans les parages, étaient assez futés pour deviner le bon mot et accédaient ainsi légitimement à nos réunions… Bref, nos mots de passe se révélaient contre-productifs, à moins de reconnaître les intrus hilares et de les constituer prisonniers pour pouvoir ensuite les échanger contre nos propres espions qui, eux-aussi, avaient pu capter les mots de passe ridicules des blaireaux d’en face et étaient devenus semblablement captifs. A cette époque, dans la cour de récré ou dans le terrain vague, nous ne connaissions pas Umanumino, pardon U-na-mu-no , mais Géronimo le chef indien nous était connu.

C’est terriblement compliqué, l’art de choisir un bon mot de passe. Et comme ces mots là s’usent à force de trop circuler, il faut les renouveler fréquemment.Des fois aussi, personne ne parvient à les prononcer de la même manière et il faut les changer. Pour éclairer ceux de toutes les bandes possibles et imaginables qui sont chargés de concocter de bons mots de passe, je donne ci-après un poème tout entier consacré à cette épineuse problématique.Il est bien sûr intitulé Mots de Passe et donne son titre au recueil que j’ai eu la faveur de dégoter chez Emmaüs la semaine dernière…!

Mots de Passe

LocomotiveIsabella

El BiarAcademy

JoséphineFrigidaire

MilitaryLitvinoff

Avec des mots avec des mots

jamais pareils toujours les mêmes

avec les mots du dictionnaire

et ceux de l’almanach Vermot

avec des mots de tous les jours

des mots de nulle part entendus

des mots prêtés des mots rendus

avec des mots longs et sonores

avec des mots brefs et des mots lourds

des mots dont personne ne sait

comment il faut les prononcer

avec des mots des mots démoniaques

avec des mots des mots démolis

avec des mots pointus aiguisés par le vent

avec d’honnêtes mots et des mots mal acquis

avec des mots vêtus de bleu et de kaki

avec des mots roulés bien polis par les vagues

avec des mots avec des mots

mais pour dire quoi ? pour parler à qui ?

Base-ball   Telegraph

Abd-el-KaderBoulaya

Finis Caramel

Mimi Bénédictine

Avec des mots comme des clés

avec des mots rouillés et durs

avec des mots doux modulés

avec des mots usés avec des mots qui durent

avec des mots pour les nègres d’Amérique

avec des mots pour les officiers blancs

avec des mots pour ceux qui ne savent pas lire

avec des mots patiemment remués

pour les sourds pour les bègues pour les muets

avec des mots pour ceux qui n’ont pas de mémoire

avec des mots abstraits avec des mots concrets

avec des mots qu’on créé avec des mots tout prêts

avec des mots pour ceux qui ne comprennent pas

avec des mots soufflés de la bouche à l’oreille

avec des mots criés désespérément dans la nuit

avec des mots pour tuer des hommes vivants

et des mots pour ressusciter des ombres mortes

avec des mots naïfs avec des mots savants

avec des mots comme des clés

mais pour ouvrir quoi ? forcer quelles portes ?

Medina Palace

La Fayette Madagascar

Laundry Farce

Bridge Poco-poco

Ceux d’ici et ceux d’en face

vainement guettent l’écho

La mort a brûlé tous les mots de passe

et elle a toujours le dernier mot

Louis Lataillade (1910 – 1981), Mots de Passe, Fribourg, 1948.

Né à Pau, Louis Lataillade fut médecin militaire et accomplit à ce titre les campagnes d’Afrique du Nord, d’Italie et d’Allemagne. Il devint ensuite un haut responsable de l’Organisation Mondiale de la Santé, tout en écrivant parallèlement divers ouvrages dont un essai sur Abd-el-Kader dont l’apparition parmi les mots de passe n’est donc pas un hasard. Lataillade passa une grande partie de sa jeunesse à Alger où il soutint sa thèse de docteur en médecine consacrée aux Coutumes et superstitions obstétricales en Afrique du Nord.

Le recueil Mots de Passe a été imprimé probablement à compte d’auteur à Fribourg en Brisgau en 1948. Il est dédié au journaliste et écrivain Fernand Pistor (pseudonyme de Jean Pontacq) avec lequel Lataillade était lié d’amitié.