L’incroyable est arrivé. Ben Ali s’est enfin décidé à quitter la Tunisie, poussé par ce peuple – surtout ses jeunes – qui n’en pouvaient plus.
Ayant réalisé, depuis 1992, plus de cinquante missions en Tunisie, j’avoue que cette éventualité ne m’a jamais semblé pouvoir devenir réelle. Avec mes amis tunisiens, nous rigolions – rire jaune – à chaque nouvelle réélection devant ces résultats faramineux. En 2009, il y avait cependant de quoi s’inquiéter pour lui : il n’avait obtenu que 89,62% des voix ! Tout cela était tourné en plaisanterie parce que nous savions qu’il n’était malheureusement pas possible de faire autrement. Oser critiquer ouvertement ces résultats aurait pu se retourner contre nous.
Ben Ali était un dictateur. C’est évident. Je n’ai cependant jamais eu la sensation de me rendre dans une dictature. À part bien sûr le fait que je ne parlais jamais de Ben Ali qu’avec ceux dont j’étais sûr des convictions et que la seule manière d’en parler était ironique. Pour le reste, j’ai toujours trouvé la Tunisie un pays très ouvert. Je me souviens avoir assisté à un colloque où les acteurs du système éducatif critiquaient ouvertement certaines actions du Ministère de l’Éducation, en présence de représentants officiels. Ceux-ci me semblaient particulièrement à l’écoute, prêts à améliorer le système en fonction des échos du terrain. La Tunisie est d’ailleurs un des seuls pays que je connais qui a pris des mesures drastiques pour passer d’un système éducatif fondé sur la sélection et l’élimination à un vrai système d’éducation pour tous. Cette réelle ouverture ne changeait cependant rien à la vérité du régime.
Les jeunes Tunisiens ont fini par braver la police et à dire tout haut ce qu’ils voulaient. Plusieurs d’entre eux y ont laissé leur vie. Cette souffrance est insupportable. Mais au moins elle aura servi à quelque chose.
Il s’agit maintenant de dépasser cette première victoire. Ce n’est pas gagné. Alors que le Premier ministre, Mohammed Gannouchi, s’est autoproclamé Président ad interim, on entend déjà des cris « Gannouchi, dégage ! ». Ces cris sont sans doute légitimes : comment le Premier ministre d’un dictateur pourrait-il se transformer soudainement en démocrate ?
Il y a donc peu de chance que le mouvement s’arrête comme si tout était désormais pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les manifestations continueront. Espérons qu’elles ne seront pas suivies de bruits de bottes nauséabondes. L’armée ne semble pas encore avoir tout à fait choisi son camp. Pourra-t-elle garder le bon cap, celui du peuple ? Qu’en sera-t-il, d’autre part, des intégristes ? Ne vont-ils pas profiter de l’occasion pour chercher à s’imposer, à s’immiscer au pouvoir ? C’était un des grands arguments de Ben Ali : il était le dernier rempart contre les intégristes ! Il n’avait sans doute pas tout à fait tort (sans que cela puisse justifier d’une quelconque manière sa dictature). Maintenant que le régime vacille, que se passera-t-il ?
Bien malin celui qui aurait les réponses à ces questions. Le peuple tunisien est face à son destin. L’espoir existe. Qu’il se concrétise. Ce qui paraissait impensable il y a encore quelques jours est désormais arrivé. Alors, tous les espoirs sont permis !