IV Le Chemin de l’Est
Il prend sa source à Pontaubert. Ce village occupe un sommet du triangle presque isocèle, formé par les départementales 142 (en jaune sur la carte), 957 (en rouge) et la bientôt ex-nationale six. Comme son nom l’indique, il est né d’un pont jeté sur le Cousin par un Aubert médiéval quelconque dont je suis bien incapable de dire s’il était clerc ou laïc. Son église (près de laquelle vous vous garerez), est une fondation templière dont nous aurons à reparler. Comme les autres biens de l’Ordre, elle est passée aux Chevaliers Hospitaliers de Malte dont elle porte encore la marque.
La route, le pont, l’église, l’hôpital (?) c’est assez dire que nous sommes ici sur un de ces grands chemins, domaine, pendant des siècles, de l’éternelle piétaille dont nous descendons tous et dont nous tenons, en dépit des fabricants de scooters, motos, automobiles et autres confortables et modernes prothèses, un goût irrépressible pour la marche. La randonnée d’aujourd’hui n’a rien de difficile. Elle laisse toute sa place au rêve et aux souvenirs. Voilà pourquoi je la dédie à tous ceux qui, avant nous, se sont mis en chemin.
Et pour commencer, les Compagnons du Tour de France. Comme tout le monde j’ai, perchés, dans les branches de mon arbre généalogique, deux ou trois de ces drôles d’oiseaux. S’appelaient-ils Bressan le Chapiteau, Nantais la Tranquillité, Chalonnais Prêt-à-Bien faire ou Bourguignon la Tandresse (le a n’est pas une erreur) dont j’ai lu le paraphe, en haut d’un des arcs-boutants de la cathédrale d’Auxerre ? Je l’ignore et cela n’a guère d’importance puisque ces noms et d’autres, comme eux, décoratifs et sonores, Languedoc la Sincérité, Nîmois la Palme de la Gloire, Beauceron la Fidélité ou Auxerrois le Flambeau d’Amour suffisent, chantonnés sous forme de litanie, à redonner du cœur au ventre et du nerf au mollet au marcheur que démoralise la fringale ou l’ampoule au talon. Mais en notre époque de vitesse et d’efficacité, tailleurs de pierre, charpentiers, doleurs, tonneliers, menuisiers maréchaux, cloutiers et cordonniers, gavots et dévorants, enfants de Salomon, du Père Soubise ou de Maître Jacques, les compagnons n’arpentent plus les routes la canne à la main et, à la boutonnière les rubans aux couleurs de Sainte Anne ou de saint Eloi. Pour aller où le Devoir les appelle, ils prennent, comme tout le monde, le train, la voiture ou l’avion. Ils y sont bien obligés. Voyager à pied demande du temps, denrée devenue précieuse et qu’il convient de ne pas gaspiller. Gaspiller est-ce bien certain ? Il faut choisir : ou vendre son temps, ou le donner au bonheur (*).
Le bonheur sur la route c’est vite dit. Espontons, aspirants, compagnons reçus et finis n’étaient pas seuls à aligner des lieues de longueurs essentiellement mouvantes. En chemin, on en croisait bien d’autres : conscrits partant faire leur temps ou vétérans revenant au pays, congé en poche, porte-balle courbés sous leur pacotille et maquignons poussant leurs bêtes, l’argent des marchés, bien caché dans leur ceinture et encore ces gens, soldats, ouvriers, gagne-gros et gagne-petits savaient-ils où aller. Mais il y avait les autres : le peuple des errants, des sans feu ni lieu, trimardeurs, chemineaux, vagabonds, mendiants plus ou moins sincères, vrais ou faux stropiats, inquiétants et faméliques, partis un jour, poussés par on ne sait quelle misère ou quel désir d’ailleurs. On ne leur refusait ni la croûte de pain, ni de coucher dans la grange mais on leur faisait soigneusement les poches, crainte de l’allumette jetée dans la paille ou du rossignol glissé dans la serrure. Pour eux la vie n’était pas rose. Les innombrables lieux-dits « L’Homme-Mort » (il y a également des « Femmes-Morte », mais en moindre quantité) racontent les pauvres cadavres, raidis par la gelée, assommés par la canicule, déchirés par des loups à quatre et à deux pattes, qui trouvèrent, au creux d’un fossé ou au coin d’un bois, la fin d’une vie d’atroce misère. Eux aussi cajolent, croassent, caquettent sifflent et roucoulent sur les rameaux les mieux cachés de nos arbres de famille, mais, au milieu de tout ce vacarme, perce une autre chanson.
C’est celle des pèlerins. Ils marchent pour expier leurs péchés ou pour demander la grâce d’une guérison. Ils vont seuls ou en troupe et portent le costume de leurs patrons Saint Roch et Saint Jacques. Chapeautés de feutres, chaussés (pas toujours) de brodequins, un bissac pendu à l’épaule, ils vont, le bourdon à la main, en braies ou jupes de bure et, protégeant le tout, la vaste pèlerine. Depuis une semaine, un mois ou un an, ils sont en route pour visiter la Madeleine, le Mont Saint Michel, Saint Martin de Tours, les Trois Rois de Cologne, Saint Jacques de Galice ou Rome où mènent tous les chemins. Ceux qui ont quitté Pontaubert, comme vous vous apprêtez à le faire, suivront la route de Clamecy où ils ne rencontreront guère, outre des manants allant aux champs ou en revenant, qu’un charroi parti d’Asquins, pour mener à Dijon le vin du Clos au Duc. Quand ils apercevront le moulin à vent qui tourne ses ailes au-dessus de Tharoiseau, les plus forts et les plus agiles se mettront à courir vers la grande croix de Montjoie d’où, pour la première fois, ils verront Vézelay. Celui qui, le premier la touchera, sera le roi du pèlerinage. Souvent, le surnom lui restera et passera à ses descendants. Qui de nous ne connaît un Roy ou un Leroi ? Au pied de la croix, ils casseront une croûte, peut-être avec les provisions reçues à la passée de Pontaubert, puis ils s’en iront saluer les saintes reliques en chantant la bonne chanson :
Parmi les monts les prairies
Nous chantions la Litanie
Ou quelques bonnes chansons
Et racontions à l’envi
Tout ce que savions de bon…
Un quart de lieue après le Saulce, la piste rejoint un large chemin ferré. A ce moment on tourne à droite et on monte jusqu’à Tharoiseau en guettant l’apparition de la Madeleine. Qui la verra le premier ne manquera pas de crier « Montjoie ! » et deviendra, comme je l’ai dit, roi du pèlerinage. En récompense, il tirera de son sac une bouteille de Saint Bris dont il extraira le bouchon à l’aide du Laguiole acheté lors de son séjour en Auvergne. Il en offrira de larges rasades à ses compagnons et à ses compagnes du jour. Ceux-ci n’auront garde de refuser. Au contraire, ils en profiteront pour tirer du sac l’épais sandwich aux rillettes ou l’exotique Pan Bagnat qu’ils mastiqueront en humectant chaque bouchée d’une lampée de cet inimitable sauvignon.
En face de la grille basse du château du lieu, dégringole entre orties, ronces et arbrisseaux, un chemin de pierre. Dégringolez vous aussi, mais avec précaution (le sauvignon a parfois des traitrises). A mi-pente il s’assagit et, en suivant le flanc du côteau il vous conduit derechef à la route de Clamecy par laquelle vous entrerez dans Saint Père.
Pour accéder à la Madeleine, vous avez le choix entre le chemin du Nord et celui du Sud. Si le promeneur qui est en vous l’emporte, ce sera la voie de Saint Christophe, si c’est le pèlerin vous passerez par le sentier de la Fontaine Sainte Madeleine. Peut-être y verrez-vous, assis sur la margelle, trois ou quatre individus que vous reconnaitrez au premier coup d’œil. Ils ont, comme le randonneur de base, chaussures de cuir et de goretex, chaussettes ergonomiques, pantalons et chemises à sêchage rapide (ou polaires, c’est selon la saison). Seulement l’ensemble à la patine particulière qui ne s’acquiert qu’après plusieurs semaines de lavage artisanal et de marches répétées contre vent, soleil et pluie. Ils ont un regard qui oscille entre le vague et le serein suivant leur état physique et la longueur de l’étape qu’ils viennent d’accomplir. Enfin, et c’est le signe qui ne trompe pas, ils portent suspendue à leur cou, par un lacet de cuir, épinglée à leur chapeau ou accrochée à la bretelle de leur sac, la coquille qui sert d’emblème, de passeport et de signe de reconnaissance aux pèlerins d’aujourd’hui. Si vous leur inspirer confiance peut-être vous raconteront-ils une de ces histoires qui, le long du grand chemin de Saint Jacques courent de gîte d’étape en chambre d’hôtes et de bivouac en auberge. Il n’est pas certain qu’elle soit tout à fait exacte. C’est sans importance, leurs approximations en disent bien plus sur le profond des êtres que la plus pointilleuse des confessions.
Avec un peu de chance, vous les retrouverez devant la basilique. Ils y entrent doucement, n’en revenant pas d’être là, eux qui ont quitté Namur, Colmar, Dijon ou Sauvigny le Bois pour aller voir ailleurs, en Galice, si par hasard ils n’y étaient pas. Un regard aux portails un autre aux chapiteaux du bas côté droit, une prière devant la statue de la Madeleine, une autre dans la crypte et ils ressortent sur le parvis d’où ils se dirigent vers le gîte réservé deux ou trois jours avant chez les Franciscaines du haut de la colline, les moines de la place de la place du Champ de Foire ou à l’Auberge de Jeunesse. Ils reviendront dans l’après-midi admirer plus en détail les beautés de l’ancienne abbatiale, ensuite, assis à une terrasse, ils rédigeront les cartes postales qui jalonnent leur parcours. Ensuite ils achèteront le pique-nique du lendemain et retourneront à leur retraite d’un soir où, penchés sur leurs guides, ils prépareront l’étape suivante à moins qu’il ne se lance dans une de ces conversations où s’invente, chaque jour un peu plus, leur légende.
Pour vous, comme d’habitude, j’ai calculé votre itinéraire pour que vous soyez à Vézelay à l’heure du déjeuner. L’hiver, et pour un prix modique, le restaurant des Glycines, déjà évoqué, servait une soupe qui vous requinquait son marcheur. Le coq au vin et le dessert consistant qui suivaient, permettaient d’envisager la suite de la journée avec optimisme surtout si on arrosait le tout d’un Epineuil de bonne venue. Hélas tout ceci n’est plus, vous faut chercher vous même, où vous caler les joues.
Après vous devez quitter Vézelay par la porte Sainte Marie et descendre à Asquins par le chemin de la Cordelle. Au passage, vous pourrez avoir une pensée de commisération pour les milliers de marcheurs néophyte qui, s’étant lancés imprudemment dans l’aventure annuelle d’Auxerre-Vézelay, usèrent leurs dernières forces dans l’escalade de ce redoutable casse-pattes. Dans Asquins, traversez la Cure puis prenez droit en face de vous, le chemin goudronné qui monte au bois de la Tournelle. En arrivant en haut de la côte, le goudron fait place aux cailloux et à l’argile. Vous voilà sur le Chemin du Nord, mais, comme vous le prenez en sens inverse cela change tout. Suivez le tranquillement. Il oblique un peu à gauche, puis, au coin d’un bois tourne à droite pour rejoindre des pièces de vigne et, pour finir vous ramène au GR 13 et à Domecy sur le Vault (vous savez l’église, les châteaux, le lavoir et les maisons restaurées).
Après avoir passé le fond du vallon, partez sur la droite sur une route-chemin qui , à travers le Bois des Chêneaux, vous conduira à la crête des Vignes de Blansot. Ici, les treilles ont laissé place à la prairie. Vous pouvez, si vous voulez, piquer tout droit dans la descente pour rejoindre le chemin que vous apercevez deux cents mètres en contrebas. La prudence conseille, pourtant, d’éviter le risque d’une confrontation directe avec un taureau de race charolaise, espèce d’animal dont les réactions sont, très largement, imprévisibles.
Mieux vaut donc suivre, sur votre gauche la crête et la lisière de la Bécasse jusqu’à ce que vous rencontriez, sur votre droite, ce même chemin qui vous ramènera, tout doucettement, à la route de Clamecy (encore elle) par laquelle vous rentrerez dans Pontaubert.
La fontaine est toujours là, les arbres du mail et l’église aussi. Un peu plus loin le Cousin et le pont eux non plus n’ont pas bougé d’un millimètre. Pas plus d’ailleurs qu’en face de vous, la vieille dame qui, ce matin vous a regardé partir comme depuis des siècles les gens d’ici, témoins immobiles d’une incessante marée regardent passer tous ceux-là compagnons, rouliers, bohèmes, trimardeurs et pèlerins qu’a frappé, un matin clair et frais comme cristal, la douce folie du voyage.
(*) Citation très approximative empruntée à Honoré de Balzac.
(**) Pour rester dans l’esprit médiéval
(**) Provisions plus ou moins abondantes que les couvents et les confréries charitables remettaient aux pèlerins et autres « pauvres de Dieu », souvent un pain et du vin, parfois de la soupe ou un morceau de lard ou de fromage.
Fin
Chambolle
[1ère publication en juillet 2007]
______________________________________________________
Les Z’iques de Makhno :
*