Paso Doble n°191 : Du bon usage de la colère

Publié le 14 janvier 2011 par Toreador

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Par Toréador | janvier 14, 2011

A las cinco de la manana…

Ce billet est dédié à la mémoire d'Antoine de Leoncour et de Vincent Delory. 

On imagine…

La mort tragique de ces deux jeunes Français au Niger n'a pas de sens, sinon qu'elle réveille en nous un sentiment d'incompréhension. La scénographie de l'enlèvement est traumatisante. On imagine Antoine, ce jeune garçon amoureux du Niger et d'une Nigériane, invitant son copain d'enfance pour son mariage. On imagine l'autre – Vincent – arrivant tout excité avec son sac à dos, son appareil photo et ses pilules pour la malaria, pour découvrir un pays exotique. On imagine les retrouvailles des deux nordistes et le premier soir "en terre inconnue" où on va profiter de l'ambiance de Niamey en se rendant dans un restaurant toulousain avec des amis du pays. 

C'est une scène banale de la vie, de celle que chacun a pu expérimenter, qui en week-end de mariage, qui en vacances. 

Et puis on imagine ensuite la scène joyeuse du groupe animé de jeunes basculer dans le drame en quelques secondes. Les types armés qui pénètrent dans le local. La stupéfaction de tous. Vincent regardant Antoine pour qu'il le rassure sur ce qui est en train de passer. La tentative de résistance et puis la capitulation rapide devant les armes, en se disant – on a 25 ans et la mort, ça n'existe que dans les films – qu'il vaut mieux coopérer, qu'on les relâchera, qu'il vaut mieux ne pas provoquer les terroristes et voir où ils veulent les amener. 

On imagine les deux copains dans le pick-up qui les conduit vers le Mali. Dégrisés rapidement. Terrorisés sans doute, mais chacun essayant de garder une bonne composition. Antoine est le spécialiste du pays : c'est lui qui a pris la responsabilité d'inviter son copain d'enfance, c'est lui qui connaît des nigérians, c'est lui qui a choisi le restaurant. Quel poids écrasant, lorsque dans le vacarme de la piste, il croise le regard interrogatif et suppliant de son meilleur ami et il doit se dire qu'il y a encore moins de 24 heures il se préparait au plus beau jour de sa vie.

Vincent, c'est le touriste. Il y a encore quelques heures, il était peut-être en train de se dire qu'il allait profiter à fond des douceurs du climat pour se reposer. Et tout est allé très vite, trop vite. On imagine – mais là le scénario se fait beaucoup plus flou – les deux parlant à voix basse, Antoine tentant de rationaliser et d'expliquer. Vincent cherchant à ne pas avoir l'air trop mortifié pour ne pas inquiéter. Et puis le silence, forcé ou spontané. 

On se serre les coudes dans des cas comme ça. On s'aperçoit qu'on est amis depuis des années, qu'on a fait des dizaines de ciné ensemble, qu'on a pris des cuites, qu'on est parti dix fois en week-end ensemble, mais que rien ne nous avait préparé à un jour partager le dernier moment de notre existence, à mourir ensemble. Et que l'amitié – fondée sur des moments de joie – vient de basculer dans une expérience de laquelle si on se tire vivants on se promet (pour se rassurer) qu'elle restera un moment fondateur des deux copains. Après ça, se dit-on, on sera pour toujours à la vie, à la mort.

On imagine les longues heures d'angoisse, les discussions en arabe, les types en armes, les pauses où on ne comprend rien, la fuite, toujours la fuite. Antoine essayant sans doute de comprendre où l'on va. Comprendre, dans un moment comme celui-ci, c'est important, car c'est reprendre le contrôle – un petit contrôle, dérisoire, certes, mais qui existe – de son existence. C'est se donner la capacité d'anticiper et de prévoir.

Et puis le bruit des hélicoptères français, les terroristes qui répliquent à l'arme lourde. Un très court moment, l'espoir des deux Français : ça y est, la minute de vérité. On a été retrouvé, la cavalerie est là, le calvaire va prendre fin. C'est dans des courtes minutes comme celle-ci qu'on se prend sans doute à retrouver les traces perdues de je ne sais quel bénédicité ou prière quelconque qu'on récite maladroitement dans sa tête en se jurant que si on réchappe on ira allumer un ou mille cierges, qu'on a été trop con de ne pas y aller je ne sais où à l'église, au temple, à la synagogue.

La suite, on ne la connait pas et on ne veut pas la connaître On ne veut même pas l'imaginer, mais disons qu'un terroriste dont c'était la mission, est venu mettre fin à l'espoir d'Antoine et Vincent en les sacrifiant à la gloire de sa cause. La garde meurt mais ne se rend pas, les otages aussi.

On ne comprend pas…

Parce que ce scénario vraisemblable aurait pu arriver à toi, à moi, à ton frère, à ton fils, l'âme se révolte car elle ne comprend pas. N'y a-t-il pas une loi de la Nature qui prohibe la mort de l'enfant avant ses parents ? et une autre qui interdirait qu'on puisse mourir quelques jours avant son mariage ?

Oh, intuitivement, nous savons, c'est sûr. Nous savons que la vie est tragique : nous mourrons tous. Nous savons que le terrorisme c'est mal. Nous savons que le gouvernement a bien fait d'envoyer ses troupes spéciales récupérer les otages. Mais notre esprit, qui aime les happy endings, ne se contente pas de cette fin en queue de poisson. 

Alors, comme la colère ne peut pas éclater contre ces maudits terroristes, qui sont morts et qui n'ont pas de visage, et que nous savons qu'elle n'a pas vraiment de fondement, elle nous énerve cette colère. Du coup, on essaye de comprendre, tout, tout le scénario. On revoit les circonstances, le déroulement, le dénouement. On débat sur la pertinence de l'intervention, sur le qualificatif à lui adjoindre (échec ? pas échec ?). On s'indigne sur la récupération du gouvernement. On disserte sur la cause de la mort et ses mystères. Brûlé ? Assassiné ? Par qui ? 

Face à une mort qu'elle n'accepte pas, l'opinion publique manipule les corps médiatiques d'Antoine et de Vincent en cherchant un indice, un bout de piste qui lui permettrait de défouler sa colère retenue. Elle sait très bien, cette opinion, qu'elle ne trouvera rien. Mais elle rôde. C'est humain. 

A coté de ceci, au prétexte de ne pas donner le pouvoir aux islamistes, le président Ben Ali assassine et népotise la Tunisie depuis vingt ans. C'est de l'autre coté du canal, là où toi, moi, mon frère, mon fils, ma soeur, ma mère, nous prenons régulièrement nos vacances. Là, par contre, nous ne voulons pas savoir, nous ne voulons pas comprendre, nous ne voulons pas imaginer. 

Et pourtant, il y aurait sans doute matière à une colère bien plus productive car les tunisiens nous pouvons encore faire quelque chose pour eux. 

Tags: Antoine de Léoncour, Ben Ali, Niamey, Niger, Tunisie, Vincent Delory

Sujets: Paso Doble | 1 Comment »

Une réponse “Paso Doble n°191 : Du bon usage de la colère”

  1. falconhill Says:
    janvier 14th, 2011 at 11:27

    Très joli billet, et juste avec ça… Rien à rajouter.

Commentaires