Je me demande pourquoi Noir Béton est paru dans une collection consacrée aux romans policiers. Il y a certes des morts dans ce livre, il y a même des meurtriers, mais il n’y a pas d’enquête, ce qui, dans ma naïveté, me paraissait être l’essence même du roman « policier ». Au demeurant, n’ergotons pas : enquête ou pas, cette histoire de béton est impressionnante.
Noir Béton suit une équipe d’ouvriers du bâtiment de San Francisco. La gunite est leur métier : la gunite, si j’ai bien compris, c’est du béton sous pression projeté sur un treillage métallique pour faire à peu près n’importe quoi – des murs, des silos à grains, des piscines, des fossés de drainage… « Béton sous pression » devrait vous mettre la puce à l’oreille : le maniement de la lance est un travail dangereux où la moindre erreur entraîne des surpressions énormes, des bonds de cabri d’un tuyau rigide de plusieurs mètres de long et des projections non contrôlées de béton liquide. Pour tout arranger, le management de l’équipe est aléatoire, le patron est véreux, les syndicats sont à côté de la plaque, les ouvriers sont alcooliques et habitent dans leur voiture (quand ils en ont une).
Eric Miles Williamson ne s’embarrasse pas de fioritures stylistiques. Il propulse son lecteur au milieu de l’équipe et le laisse se familiariser vaille que vaille avec ses personnages en nous les montrant de l’extérieur, sans commentaire. Les points de vue plus subjectifs sont rares et en général focalisés sur des sensations très primaires. De brèves et déprimantes incursions dans la vie privée des personnages, si l’on peut appeler ainsi une succession de beuveries sans espoir, de bagarres de bistrot et de négociations avec un obligeant dealer chinois, alternent avec des scènes de chantier : on attend le mélange, un ouvrier perd un doigt, on change de contremaître, un ouvrier meurt. Le tout est écrit au présent, avec un usage minimaliste des conjonctions et un vocabulaire qui évoque exactement la matière première du roman – non pas rocailleux mais pesant et informe, gris et hostile. Ce langage, cette construction donnent au roman une surprenante force suggestive ; le barbotement répétitif et sans fin dans le béton, l’absence d’avenir, de passé et, plus largement, d’abstractions telles que morale ou émotions aspirent littéralement le lecteur avec une puissance qui rappelle Faulkner.
La force de Noir Béton est également dans ses personnages qui, malgré la déshumanisation que leur font subir tant leurs conditions de vie que le traitement narratif auquel ils sont soumis, conservent une personnalité ambigüe. Rex le mauvais garçon qui met la pagaille dans l’équipe pour le plaisir et traite cyniquement les aspirations de ses coéquipiers est aussi le seul qui ait pris la mesure du système qui les écrase et qui expédie inutilement et malignement quelques pierres dans les rouages ; Broadstreet le brave type, prêt à estimer ses collègues et à les traiter humainement, est incapable quant à lui de résistance. Plus opaques, les autres personnages, y compris les deux anonymes, n’en sont pas moins utiles, ni moins crédibles.
Non que Noir Béton soit exempt de tout défaut : on aurait sans doute pu faire l’économie de certains épisodes, comme l’interminable songe de Broadstreet sous champignons hallucinogènes. Mais dans le temps immobile instauré par cette langue massive, Eric Miles Williamson parvient à raconter une histoire, c'est-à-dire à faire craindre et prévoir un épilogue sur lequel, d’ailleurs, on se trompe. Noir Béton vaut donc autant par son propos, qui confronte le lecteur horrifié à une réalité à laquelle il a peine à croire, que par sa qualité littéraire ; l’un comme l’autre le placent à des années-lumière des deux pépites de la rentrée littéraire 2010 sur lesquelles j’ai perdu mon temps cette semaine.
Noir Béton, Eric Miles Williamson, 2006
Trad. Christophe Mercier