Manuel Garcia O’Kelly est le meilleur informaticien de Luna City. C’est à lui que l’on confie l’entretien de MYCROFT, dit Mike, le superordinateur chargé de gérer la quasi-totalité des systèmes de survie de la colonie pénitentiaire. La Lune est en effet peuplée de détenus ou de leurs descendants, envoyés là par la Terre sans aucun espoir de retour. D’autant que Mike prédit la disparition de la colonie lunaire à plus ou moins brève échéance. Il ne reste plus aux Lunatiques qu’à se rebeller contre l’autorité terrienne. Et, aidé par son ordinateur devenu une entité consciente, Manuel va se retrouver, bien malgré lui, à la tête de la révolte. Une révolte ? Non, une révolution.
Révolte sur la Lune fait partie des romans les plus emblématiques de Robert Heinlein, car le fond de son récit comme celui de son univers se caractérisent par un total libertarisme. Encore qu’il serait plus juste de parler de libertarianisme, dont le crédo se base sur une liberté totale des individus comme valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges économiques et du système politique – ce qu’il ne faut pas confondre avec l’anarchisme, entre autres doctrines proches mais néanmoins distinctes. Ici, en effet, les descendants des repris de justice jugés inaptes à la vie en société sur la Terre ne veulent rien de plus que de cesser de se saigner pour cette mère patrie qui non seulement ignore leurs doléances mais aussi exige toujours plus d’efforts de leur part pour extraire du sol lunaire les ressources dont ce monde futur a besoin.
Nul besoin d’y regarder de bien près pour distinguer un net parallèle avec l’Amérique des premiers colons, celle habitée par des gens désireux de recommencer leur vie à zéro, certes, mais aussi d’une grande proportion d’exilés dont la couronne anglaise de l’époque ne souhaitait plus la présence dans ses territoires métropolitains. Les continents éloignés, en effet, ont toujours à un moment ou un autre servi de pénitenciers – qu’il s’agisse de la Guyane française ou de l’Australie, entre autres. Or, cette Amérique est bien celle dans laquelle Heinlein crut le plus tout au long de sa vie, et surtout son fameux « Rêve Américain » qui, en se basant sur cette liberté totale d’entreprendre et de réussir qui le caractérise, en fit une terre aux nets accents paradisiaques – et même si ce rêve s’est souvent payé au prix fort, que ce soit par les Amérindiens et les Noirs dans un premier temps, et à présent les exclus d’un libéralisme total qui a dernièrement montré ses limites.
Car cette Amérique-là, de par son éloignement de l’Angleterre à laquelle elle appartenait in principio, s’est en réalité bâtie sur des préceptes bien différents de ceux de sa mère patrie, ce qui a logiquement mené à la scission d’ordre idéologique que l’Histoire a consigné quand les États-Unis ont proclamé leur indépendance : de facto, il s’agissait d’une autre nation pour commencer, même si ni les colons ni les anglais de l’époque ne s’en rendirent compte sur le moment, et le peuple américain dut prendre de ses mains cette liberté longtemps réclamée à la couronne anglaise mais que celle-ci lui refusait. Dans les grandes lignes, le schéma décrit dans ce roman se montre bien assez comparable à la réalité historique : les repris de justice exilés sur la Lune étant morts depuis longtemps, leurs descendants estiment ne plus rien devoir à la mère Terre pour les crimes de leurs aïeux et exigent donc cette liberté qui seule rend la vie supportable.
Pourtant, voir dans Révolte sur la Lune une simple transposition dans l’avenir de la guerre d’indépendance des États-Unis reste limité. Heinlein, en effet, démontre encore une fois une inspiration et une intelligence pour le moins surprenantes en décrivant des liens maritaux bien assez hors normes mais pourtant en parfaite adéquation avec les conditions de vie sur le satellite de la Terre : car celles-ci, bien sûr très rudes, rendent l’acceptation de la polygamie indispensable pour assurer la survie de cette société ; mais dans les deux sens : ainsi trouve-t-on ici des ménages constitués de plusieurs femmes et de plusieurs hommes vivant sous le même toit et élevant ensemble les enfants de la maison (1) – si le parallèle avec un passage de La République, le célèbre discours de Platon, paraît assez évident, il ne s’en montre pas moins surprenant dans un contexte de science-fiction, même si Heinlein avait déjà abordé un thème voisin dans son roman En Terre étrangère (1961).
Enfin, c’est aussi une belle occasion de voir le résultat d’extrapolations techniques assez inattendues. Par exemple, la catapulte électromagnétique : au départ imaginée comme un moyen d’envoyer des véhicules dans l’espace par l’écrivain John Munro dans son roman de 1897 A Trip to Venus (Un Voyage vers Vénus), elle constitue ici d’abord le système d’acheminement vers la Terre des minerais et matériaux extraits du sol lunaire, avant de devenir arme de destruction massive… De même, on trouve dans ce roman un exemple de modélisation polygonale comme ceux qu’on utilise en infographie 3D pour obtenir des scènes virtuelles à partir desquelles on peut réaliser des séquences d’effets spéciaux ou bien des films d’animation entiers ; si ce dernier détail peut sembler assez anecdotique, il démontre néanmoins l’ouverture d’esprit et la curiosité d’Heinlein envers les technologies de pointe de son temps.
Loin de la simple description d’une « révolution dans l’espace » comme peut le laisser penser le quatrième de couverture reproduit en italique au début de ce billet, Révolte sur la Lune s’affirme en réalité comme une œuvre bien plus subtile qu’elle en donne l’impression au premier abord. Pour ses qualités symboliques, comme pour ses aspects humains ainsi que son décorum technologique, ce roman compte bien parmi les plus aboutis d’Heinlein mais aussi parmi les plus représentatifs de la pensée à la fois libertarienne et technicienne de l’auteur.
(1) un tel exemple d’adéquation d’une société à des conditions de vie particulièrement hostiles est typique de ce qu’on appelle « fiction spéculative », cette branche de la science-fiction qui n’extrapole pas à partir des sciences « dures » car calculables, comme l’astrophysique ou la chimie, mais bien à partir des sciences « molles » car humaines, comme la sociologie ou l’anthropologie, entre autres domaines ; il vaut de rappeler que « fiction spéculative » se dit en anglais « speculative fiction » et s’abrège par l’acronyme SF qui est aussi celui de la science-fiction en général : Heinlein avait d’ailleurs proposé de remplacer la signification de l’acronyme SF, pour science-fiction, par speculative fiction afin de souligner l’évolution du genre qui à partir des années 60 ne se basait plus uniquement sur les sciences dures – mais l’ancienne signification resta et la fiction spéculative se développa comme une branche supplémentaire.
Révolte sur la Lune (The Moon is a Harsh Mistress), Robert A. Heinlein, 1966
Gallimard, collection Folio SF n° 320, octobre 2008
624 pages, env. 9 €, ISBN : 978-2-07-034362-1
- Prix Hugo, catégorie roman, en 1967.
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