Le livre de Ida Börjel est un instrument délicat dont les différents chapitres servent à approcher le corps tel que nous ne l’avons pas encore vu et éprouvé, d’abord dans Planismère avec le corps de la mère comme étendue géographique, avec ses dimensions, sa direction dans l’espace, le corps de la mère-univers qui touche à ses propres confins. Pourquoi nous tournons en rond quand nous sommes égarés montre qu’il est impossible pour les autorités d’avoir un avis sur quelque corps que ce soit, tandis que celui qui erre, même s’il est perdu, continue de tourner autour de lui-même dans un territoire dont ses jambes forment le compas.
Une histoire d’amour dresse une liste d’objets appartenant à Ida Börjel contenus dans une malle d’émigrant, et cette fois ce n’est pas le corps qui est convoqué dans ce texte, mais le nom de Ida Börjel qui disparaît, qui sombre dans l’inconnu des biens possédés et s’imbrique dans les objets successifs qui se perdent en croyant rester intacts. Le texte s’appuie sur la typographie pour constituer un chaos d’objets qui ne cessent de se heurter, d’échanger leurs présences syllabiques dans ce complexe d’où émergent seulement quelques balises de sens et le nom de Ida brjl.
Les personnages simplifiés de Tours de taille européens ont des bras, des jambes, des chiens, des soutiens-gorge, une vie entière passée à s’ignorer eux-mêmes, à ignorer même le personnage de la page d’à côté qui pourtant mène une vie exactement semblable à la leur, dans un autre pays européen qui n’existe pas, ou plutôt qui a le même nom et les mêmes habitants mais qui n’est qu’un simulacre, un contour extérieur qui se donne à voir pour la réalité entière alors qu’il n’est qu’abandon, perte de soi comique et affairée.
Les sensations de l’aveugle dans Ton œil sent la terre sont une autre manière pour Ida Börjel de parler du périmètre du corps, de son contenu, de notre position dans l’espace et de ce qu’ils doivent à notre vue. Dans ce texte, la longueur, la largeur, la profondeur sont étudiés de l’intérieur du sujet, ainsi que les distances engendrées par l’absence de vision et la forme que prend le son lorsque celui qui l’entend ne voit pas son origine, quels sont les ciels, les rêves de ceux qui n’ont jamais vu la pesanteur agir à l’extérieur d’eux-mêmes et ne peuvent éprouver ce que représente le proche et le lointain. Ida Börjel nous parle avec dérision de son nez, ou de celui qu’elle aurait si elle ne voyait pas, elle étudie cet objet étrange pour qui ne le verra jamais, cette excroissance que l’enfant découvre et dont elle assemble les sensations tactiles pour former un objet doté de narines et qui respire. Elle parle avec humour de cette découverte du corps aveugle, de ce bloc obscur qui contient du son et qui possède un nom que les autres lui ont donné pour contenir les sensations du moi.
Nous n’arrivons pas à nous intéresser à Gertrude Stein dans Stein contre Ida contre Ida contre Stein, tandis que nous adhérons immédiatement à ce que Ida Börjel nous fait découvrir dans les mots qu’elle emploie, dans l’usage que Ida Börjel fait de Ida Börjel lorsqu’elle cite Ida Börjel en préambule à son propre nom- Ida Börjel.
Sonde est un lieu d’expérience, incessant, qui explore le corps de l’auteure et le corps de l’écriture dans l’espace du livre. Sonde est un livre important : il y est dit que nous n’avons jamais prêté attention ce qui nous concerne le plus, que nous ignorons le corps et l’espace dans lesquels nous vivons et que nous les trompons sans arrêt. Le regard que Ida Börjel porte sur ce qui l’entoure, elle nous le fait partager en nous dotant de l’attention et de la précision avec laquelle elle explore ce qui pour nous est informe et sans consistance et elle le place devant nos yeux en révélant sa véritable importance.
Sonde est le premier livre d’Ida Börjel, écrit lorsqu’elle avait vingt-neuf ans. Elle vit en Suède, à Malmö, près du Sund.
Vianney Lacombe
Sonde de Ida Börjel, traduit par Esther Sermage, éditions Les petits matins, collection Les grands soirs, 160 pages, 12 euros
Vianney Lacombe, né en 1946, après un recueil dans les années 70, a publié Index avec Mark Alsterlind aux éditions voix Richard Meier en 1994 et La voix obscure (CQFI, 1997), trente poèmes également illustrés par Mark Alsterlind. D’autres poèmes ont paru dans les revues Poésie (Seghers), Moriturus, Rehauts, Canicula ainsi que des textes critiques dans Action poétique, Poésie et CCP. Les revues Arte Factum, Opus et Verso ont accueilli ses écrits sur l’art contemporain.