Magazine France

Puisqu'on vous dit que le niveau monte

Publié le 19 janvier 2008 par Roman Bernard
Figaro ne pouvait qu'être attiré ce jeudi par le titre de la chronique de la philosophe Chantal Delsol, intitulée Eh bien si, notre jeunesse est brillante. Un titre en guise de démenti aux thèses des déclinistes, supposés dominants dans la classe politique et les médias. Pour les théoriciens du déclin, dont j'entends les thèses sans les partager toutes, c'est notamment au niveau de la transmission inter-générationnelle que s'opère une régression, en France et dans tout le monde occidental. Ce qui conduit certains d'entre eux, parfois jeunes, à considérer la jeunesse actuelle comme inculte, ignare, attardée.
Leurs opposants répliquent souvent, comme c'est le cas dans la chronique occurente, par un sophisme plus éculé encore que l'idée du déclin : ils prétextent du fait que les Anciens, Grecs et Romains, au faîte de leur puissance, se plaignaient déjà de la décadence de leurs cadets, pour discréditer l'idée même du déclin. On se demande alors, s'ils n'étaient pas décadents, pourquoi les cités grecques et l'Empire romain ont disparu. Quand on leur objecte cet argument rationnel, raisonnable, les anti-déclinistes, soudain fatalistes, considèrent que c'est le mouvement normal de l'histoire universelle. Qu'on n'y peut rien. Une manière commode de ne pas se poser les questions qui s'imposent, notamment en matière d'éducation. Pas seulement l'éducation par l'école, forcément restrictive car limitée à la transmission des savoirs, mais aussi celle assurée -ou non- par les parents et par les médias.
Pour la philosophe, l'évolution d'une culture "du temps" à une culture "de l'espace" explique que la jeunesse cultivée d'aujourd'hui ne connaisse que très mal la culture classique, reposant notamment sur l'histoire et la littérature, auxquelles ils lui auraient substitué une culture plus superficielle, certes, mais beaucoup plus vaste.
Cette idée n'est pas dénuée de vérité. Parmi les érudits -ou prétendus tels- des générations antérieures, tous n'avaient pas voyagé, et très peu parlaient couramment une langue étrangère. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, puisqu'il est désormais -et je m'en réjouis- indispensable de parler une langue étrangère, prioritairement l'anglais, pour prétendre à l'érudition. Cette évolution a eu le mérite de décloisonner la culture française, de l'enrichir des autres, souvent au prix d'un dangereux relativisme, mais, en ce qui me concerne, cela a développé la conscience de ma propre identité, puisque c'est à l'occasion de mes pérégrinations que j'ai pu vraiment comprendre ce qu'était la France, sa langue, sa culture, ses valeurs.
Pour autant, contrairement à la philosophe, je suis loin de ne voir que des côtés positifs à cette évolution inéluctable, séduisante, mais potentiellement dangereuse :
Notre étudiant a abandonné le temps pour habiter l'espace. Ce sont les lieux qui l'intéressent davantage que les époques, et la géographie triomphe de l'histoire.

Les horreurs du XXe siècle nous ont pourtant enseigné, à travers des témoignages comme ceux de Primo Levi ou Robert Antelme (entre d'autres innombrables), que la connaissance et la compréhension du passé sont indispensables pour éviter une répétition du passé. On peut se réjouir que la jeunesse cultivée actuelle connaisse mieux les noms des capitales internationales que ceux des préfectures hexagonales.
L'interconnexion grandissante des peuples, qu'il est convenu d'appeler mondialisation, est un mouvement de fond, qui rend dérisoire la volonté de revenir à une France d'avant, idéalisée et fantasmée. Pour autant, on peut s'inquiéter que la connaissance de l'histoire, des faits historiques et de leur chronologie soit si approximative aujourd'hui. La substitution d'une histoire problématisée à une histoire factuelle, dans les programmes scolaires, rend plus difficile la compréhension des événements historiques dans leur déroulement, leurs causes, leurs conséquences. Il n'est pas interdit de redouter que cette moins bonne connaissance des chronologies, assumée par la volonté de dégager des processus dans l'étude de l'histoire et non plus seulement des faits, conduise à une confusion sur les tragédies de l'histoire, ce qui les a entraînées et ce qu'elles ont provoqué. Il n'est d'ailleurs pas anodin, à cet égard, de remarquer que l'autorité des historiens ne suffit plus, aujourd'hui, pour éviter les réécritures de l'histoire qu'occasionnent les lois mémorielles, d'une part, et les revendications victimaires de certaines minorités ayant trait à l'esclavage et à la colonisation, d'autre part.
Il est loisible de rire du premier de la classe d'antan, "rat de bibliothèque" qui ne connaissait le monde que par ses livres. Ce cliché, abondamment répandu et étiqueté sur tous ceux qui, dans l'enseignement secondaire, se faisaient traiter d'"intellos" -une insulte-, rend compte pour une large part de ce mépris de la culture classique dont notre société est le théâtre. Une culture classique du temps qui laisse donc, selon la philosophe, la place à une culture moderne de l'espace, ci-dessous définie :

La culture de l'espace habite dans un monde aplati où tout ce qu'elle connaît advient pratiquement dans cet instant « t » d'à présent. Il s'y passe nombre d'événements, puisqu'ils proviennent de la terre entière, liés par le même instant de leur surgissement et, s'ils se connectent, liés par leur analogie et non par leur généalogie. La culture du temps avait l'habitude de rapprocher les événements de leurs précédents, de leurs sources ou origines. La culture de l'espace cherche les ressemblances ou les échos plus que les filiations. Elle ne connaît plus l'anachronisme, et son monde sans limite est figé.
Aussi se méfie-t-elle du passé, qui indique le dé-passé, donc le non-compréhensible d'aujourd'hui. Elle croit volontiers que tous les critères, toutes les légitimations surgissent unilatéralement dans les raisons de ce maintenant où elle se trouve. Aussi, elle se sent mal à l'aise dans un passé qui lui fait honte, et peu encline à espérer un avenir dont elle n'imagine pas la figure. Quand l'histoire devient une plaine morte et dépassée, délégitimée, elle ne nourrit plus le présent et l'avenir s'avère impensable.
Cette situation nouvelle engendre tout naturellement de nouveaux types de liens entre les hommes. Nous ne cessons pas de parler de dialogue et d'établir des «ponts » entre les groupes humains, entre les cultures et les civilisations ; nous glorifions le monde multicolore et multiculturel. Mais c'est entre les générations que les «ponts» ont été rompus. Quand l'importance du temps s'efface devant le privilège de l'espace, la transmission laisse place à la simple relation. Un échange inégal qui se justifierait par les acquisitions du temps, celui qui s'instaure entre le maître et le disciple ou entre le père et le fils, n'a plus de raison d'être. La transmission sous-entend l'inégalité, sans laquelle le message se nie lui-même. C'est ici l'avènement d'un monde d'égaux.

Une telle description n'est pas si éloignée de la réflexion d'Hannah Arendt, dans La Condition de l'homme moderne, à cette différence près que la seconde s'inquiétait de l'évolution des sociétés occidentales, tandis que la première s'en félicite. Elle termine toutefois sa chronique par une nuance salutaire :

Mais on est bien obligé de se demander si l'espace peut remplacer le temps dans la compréhension du monde du jeune esprit doué. Et quel sera le destin de ces générations si familières de la multiplicité mondiale, et si étrangères au passé, même proche. Peut-on substituer impunément la diversité présente à la grande chaîne des causes ? Comprendre que la terre est si grande, quelle heureuse fortune (nous ne le savions pas) ! Mais cela laisse-t-il supposer qu'elle serait entièrement neuve ?

Je ne pourrais mieux résumer mes inquiétudes quant à la mutation de la culture décrite par la philosophe, les espoirs qu'elle suscite et les dangers qu'elle peut faire redouter. Je m'étonne juste que dans le discours dominant, tantôt mondialiste, tantôt alter-mondialiste, mais toujours relativiste, seuls les premiers soient autorisés, les seconds étant au mieux minimisés, au pire interdits de cité.
Pourtant, cette réflexion s'impose, alors que la France se demande aujourd'hui ce qu'elle est, ce qu'elle fut, et ce qu'elle peut encore apporter au monde à l'avenir. Ses nécessaires actualisation, ouverture au monde, doivent-elles forcément être synonymes d'amnésie, de reniement ? Question apparemment insoluble mais cruciale. Si l'ignorance de l'histoire, de France et d'ailleurs, continue d'être le lot d'une écrasante majorité, même parmi des étudiants réputés cultivés, il n'est pas à exclure que des idées que nous croyions à jamais derrière nous réapparaissent de façon perverse. Il est louable de commémorer comme il se doit l'Holocauste et le nazisme, mais si nous perdons la compréhension du sens de ces tragédies, en quoi ces commémorations nous garantissent-elles qu'elles ne se reproduiront pas, à l'avenir ?
Roman Bernard


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Roman Bernard 428 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte