Je suis frappée en lisant les élucubrations du Pape et de ses malfaisants séides de la distinction qu’ils font entre l’amour (sanctifié) et la luxure, le stupre, enfin appelons cela comme vous voudrez ; comme si l’amour n’était pas en général exactement ce désir passionné de posséder l’inaccessible qui conduit, entre autres, aux pratiques socialement aberrantes que sont les diverses formes de pénétrations. L’amour, un sentiment noble, un oubli de soi-même? Allons donc! si vous avez pratiqué l’amour maternel, par exemple, qui comme chacun le sait est censé n’être que vertu et désintéressement, vous l’aurez réalisé comme moi : l’amour maternel est cannibale. Regarder ses enfants, les toucher, les humer – ils ne peuvent pas s’échapper - c’est déjà une forme de vampirisme ; mais les éduquer! les pétrir, les orienter de ci ou de là, décider de leurs lectures et de leurs loisirs, et observer goulûment la façon dont, comme des souris de laboratoire, ils répondent à ce dispositif expérimental! Il est bien heureux que cette débauche de voluptés aboutisse en général à la croissance sans histoire d’un futur adulte pas plus névrosé que la moyenne, mais à considérer strictement le rapport entre l’effort et la rétribution, la maternité me paraît être une pratique tout aussi égoïste et condamnable que, par exemple, la nécrophilie. Ou, à l’inverse, la nécrophilie semble, sur le plan de l’épanouissement de l’individu, tout aussi recommandable que la maternité. Après tout, il s’agit dans les deux cas de jouir d’un autre qui vous est livré, sans défense, dans son inaltérable différence. Images magiquement altérées de qui les possède, l’enfant ou le cadavre renferment la garantie d’une réalité intérieure, d’un noyau compact d’altérité, d’un devenir ou d’un passé insaisissables. Le vertige de l’amour est dans cette proximité avec le gouffre qu’ouvre devant soi un semblable pourtant forcément et délicieusement autre. Aussi toute la puissance de la relation amoureuse tient-elle dans le compromis qui doit s’établir entre l’espoir d’atteindre les tréfonds mystérieux de l’aimé et la distance indispensable à la solidité et à la consistance de ce mystère. Le narrateur d’A l’ombre des jeunes filles en fleur, perdu dans la contemplation d’Albertine, peut s’émerveiller de son regard oblique et s’interroger sur ce que recouvre sa carnation dense et crémeuse ; quand enfin il la tient dans ses bras, il ne la voit plus, et «à ces signes détestables, je reconnus que j’embrassais Albertine».
En dehors de l’enfant et du cadavre, qui sont des exemples extrêmes, qu’est-ce qui fait ce mystère, qu’est-ce qui le rend irrésistible ? L’objet aimé est comme un livre vivant le réceptacle d’une expérience, mais celle-là encore brute et créatrice, façonnant l’être qui la contient. Derrière ses yeux on entend presque ronronner comme les rouages d’une pendule une mécanique produisant sans cesse des jugements, des opinions, des pensées. Contrairement à un collègue de bureau ou à la dame qui vous passe devant au guichet de la Poste, il est, en fait, non un objet, fût-il mû par un arbitraire perpétuel, mais un sujet, et le sentiment permanent d’insatisfaction que l’on ressent à son contact est lié à cette reconnaissance et à l’illusion qu’en s’approchant un peu plus de cet autre « moi », en habitant sa maison et en couchant dans son lit, on peut en quelque sorte se l’annexer. Tous les codes de la relation amoureuse sont fondés sur un emboîtement de distances successives, qui ne s’abolissent que pour laisser paraître de nouveaux glacis. Avec un égal, bien sûr, l’amant ne jouit pas comme la mère face à son enfant de la certitude de son emprise; mais c’est à l’inverse la jubilation de l’improbable qui lui chavire le cœur. L’une des traductions de cette dialectique de la distance s’exprime dans les rapports de pouvoir : aphrodisiaque notoire, le pouvoir signifie et constitue une altérité fondamentale pour celui qui en est dépourvu, en même temps qu’il instaure une distance mesurable dont le raccourcissement, fût-il temporaire, se perçoit de façon incontestable. La compagne de César ne doute pas de son bonheur quand celui-ci lui rend les armes – du moins, on ne l’imagine pas.
Mais si l’amour lui-même est égoïste, s’il est quête de possession, que reste-t-il à opposer dans les homélies aux débauches de la chair? existe-t-il vraiment, ce sentiment de « caritas », cet amour du prochain malgré qu’il est autre, et non parce qu’il est autre, qui serait l’inverse du désir? sans doute: c’est la compassion, ou le pouvoir d’abolir immédiatement la distance érogène sans effacer en même temps la conscience d’une autre subjectivité. On s’augmente d’autrui, ou plutôt on augmente par lui sa surface de contact avec l’univers, mais on ne le désire plus: «je ne suis plus un arbre, je suis une forêt» comme le disait un ami de tempérament poétique. Pour autant, le désir et la charité, Eros et Agapè, ces deux modes de reconnaissance d’autrui, ne sont pas des déclinaisons du Mal et du Bien, ou de la matière et de l’esprit, ainsi que l’Eglise semble parfois l’affirmer. Car sans Eros, que reste-t-il de la civilisation ? Avec le sens du partage, mais non l’appétit d'inquisition, où passent la psychologie et l’histoire, le roman et le portrait, et finalement même ce vertigineux désir retourné vers soi-même qui donne les ascètes, les musiciens et les héros ? Avec la seule charité, on serait encore en pagne…