Il est manifeste, à partir de cela, que la musique a le pouvoir de doter l'âme d'un certain caractère, et si elle a ce pouvoir il est évident qu'il faut diriger les jeunes gens vers elle et les y éduquer. Aristote, Les Politiques, VIII, 5 1340a 24
C’est la faute à Rousseau!
Un préjugé tenace qui perdure depuis belle lurette veut que l’art et la science s’opposent radicalement, les arts faisant exclusivement appel aux émotions, alors que la science constitue le modèle des connaissances objectives et neutres. Comme dans un État libéral, l’école n’est tenue d’enseigner que des connaissances, les arts n’y trouvent plus leur place. Il en va de même de l’éducation religieuse; la religion étant fondée sur des croyances, l’école n’est pas le lieu approprié pour l’enseignement des croyances, quelles qu’elles soient.
L’éducation libérale épouse une épistémologie «fondationnaliste» comportant de sérieuses lacunes. En adoptant une épistémologie plus adéquate, le fiabilisme, le préjugé d’une distinction radicale entre, d’une part, connaissance, croyance et émotion, d’autre part, saute et, du coup, c’est toute notre conception libérale de l’éducation qui s’en trouve chamboulée. L’éducation musicale est réhabilitée car elle comporte une dimension émotionnelle, que personne ne conteste, mais également une composante cognitive trop souvent négligée et occultée.
Le problème vient de ce qu’il faut bien appeler le «dogme» voulant qu’il existe une rupture radicale entre l’émotion et la cognition. On entend souvent dire par exemple que la musique n’est qu’émotion ou expression d’émotions. Écoutons, à titre d’exemple, le témoignage d’Éric-Emmanuel Schmitt dans son plus récent essai Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent... (Albin Michel, 2010)
La musique est tellement plus que de la musique… Les musiciens n’insufflent pas que des notes, des accords, des rythmes et des timbres en nous; ils nous communiquent une dynamique, un tempérament, une vision. Pénétrant au plus intime de l’intime, dans notre âme qui vibre, tels des marteaux d’un piano tapant sur le cordes, les morceaux percutent et activent nos sentiments. Ils consolent, ils ébranlent, ils allègent; ils consolident la joie, la fureur, l’impatience; ils effraient, apaisent, relancent. Rien ne nous touche plus profondément ni plus vite que la musique. (p. 32-33)
Dans ce genre de témoignage, la musique «percutent et activent nos sentiments.» C’est la conception émotiviste de la musique qui a cours aujourd’hui et qui, comme je le disais, prend toutes les allures d’un dogme.
Cette conception émotiviste de la musique provient pour une large part de la philosophie des Lumières, de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) en tout premier lieu. Musicien et philosophe, Rousseau déclarait que «La mélodie, en imitant les inflexions de la voix, exprime les plaintes, les cris de douleurs ou de joie, les menaces, les gémissements; tous les signes vocaux des passions sont de son ressort.» L’auteur du Devin du village ainsi que de l’Essai sur l’origine des langues défend la thèse que les langues furent inventées non pas pour exprimer des pensées, mais surtout des sentiments, de sorte que la «vraie» musique ne peut être que vocale puisqu’elle provient du chant lequel exprime directement les sentiments humains. Comme l’écrit Catherine Kintzler, la véritable musique, «naturelle», selon Rousseau, est celle «qui va au cœur, qui suscite des émotions et qui, non contente de plaire, touche et remue l’âme humaine…» (Préface aux Écrits sur la musique de Jean-Jacques Rousseau, Stock/Musique, 1979, p. xx). Éric-Emmanuel Schmitt ne nous apprend rien que nous savions déjà depuis Rousseau.
Catherine Kintzler observe également que l’émotivisme (ou le sentimentalisme) de Rousseau repose sur la nature de l’homme, sa sensibilité en particulier, alors que son rival, Jean-Philippe Rameau (1683-1764), l’apologue contre Rousseau du classicisme en musique, fait lui aussi appel à la nature, mais à la nature des choses. Rameau est ce qu’on pourrait appeler un «réalisme» en philosophie de l’art. Il défend que l’harmonie musicale traite des lois auxquelles obéissent les phénomènes sonores. Suivant le réalisme musical qui fut également défendu par la suite par l'Autrichien Eduard Hanslick (1825-1904), la réalité musicale existerait indépendamment de nous, de notre sensibilité en particulier, contrairement à Rousseau pour qui la seule réalité musicale est celle produite par notre sensibilité.
Avec Rameau et Rousseau nous serions confrontés au dilemme suivant : ou bien la musique existe hors de nous, ou bien elle n’existe qu’en nous. De ce dilemme découle cet autre : la musique n’a rien à voir avec les émotions, ou bien elle n’est qu’émotion. Il s’agit, on l’aura compris, d’un faux dilemme, car la musique comporte à la fois des émotions et des pensées. Quoi qu’il en soit, la conception émotiviste de Rousseau a prévalu et prévaut encore aujourd’hui. Elle va de pair avec ce que Catherine Kintzler appelle la «démocratisation» de la musique voulant que
La musique s’adresse à tous. Autrement dit, quand j’écoute de la musique, j’entends parler de moi-même et cela directement de l’oreille au cœur. On voit bien ce que ce genre de démocratisation a pu provoquer et en premier lieu une manière d’écouter la musique comme un langage du cœur universel. Nous sommes encore quelque peu embourbés dans cette écoute sentimentaliste, et c’est la faute à Rousseau… (Préface, p. xxii-xxiii)
Évidemment, la conception émotiviste détermine notre conception de l’éducation musicale. Comme on l’a vu, elle sera suspecte aux yeux de l’école libérale puisqu’elle ne traite que d’émotions, pas de connaissances. En effet, les émotions étant personnelles «par nature» (du moins selon Rousseau), les goûts musicaux ne concernent que chacun; de sorte, que l’école libérale n’a pas à imposer des goûts et, donc, elle n’est pas contrainte à devoir enseigner la musique.
L’intentionnalité comme-si
La musique, entendue comme succession de sons obéissant aux lois de l’harmonie (Rameau), n’a rien d’intentionnelle en elle-même. En cela, Rousseau avait raison contre Rameau. Mais Rousseau avait tort en vidant les émotions des pensées qu’elles contiennent. Éric-Emmanuel Schmitt qui, comme nous tous, épouse implicitement la thèse émotiviste rousseauiste, parvient par on ne sait quel tour de force à dégager, à partir des émotions pures que lui communiqueraient la Cinquième symphonie de Beethoven, les pensées suivantes. D’abord, «un point essentiel, écrit-il : [Beethoven] m’enseigna la force de pensée.» Puis, il poursuit ainsi :
Lorsque j’écoutais la Cinquième Symphonie par exemple, je découvrais ce qu’une intelligence peut extraire d’un thème simple – le fameux pom pom pom pôm. Un thème? Un motif plutôt, car c’est un embryon de thème, un thème qui ne parvient pas à s’élever jusqu’à la mélodie, une banalité rythmique, une phrase que n’aurait jamais envisagée Bach ou Mozart. Or Beethoven s’en satisfait, s’en empare, le tend, le détend, l’étend, le répète, le varie, le malaxe de cent manières différentes. De cette pauvre apostrophe – une brute cogne à la porte -, il en tire un mouvement symphonique riche de drames, d’esclandres, d’attentes, de silences, de fracas. On l’observe en train d’agir, on voit son âme vive circuler entre les notes, changer les modulations de sentiments, gonfler l’orchestre de contrastes. Beethoven se dresse là, au milieu de sa musique, impérieux, volcanique, constamment présent. (p. 22-23)
Le fameux motif d’ouverture de la Cinquième n’est en soi qu’une suite de sons. Beethoven n’entendait évidemment pas se limiter à cela; il utilisait ces sons intentionnellement afin de dire ou communiquer une pensée, une pensée sublime qui, par elle-même, constitue une émotion. Bref, une émotion-pensée, dirions-nous. C’est ce que s’efforce de déchiffrer Schmitt après tant d’autres. À l'exemple du début du film de Stanley Kubrick, 2001; l’odyssée de l’espace, où des hommes-singes tentent de déchiffrer la signification du monolithe noir, nous tentons de déchiffrer ce que visait Beethoven derrière (ou devant) les premières notes de sa Cinquième. Le destin frappe à la porte, a-t-on suggéré. Peut-être. Quoi qu’il en soit, l’émotion-pensée communiquée par la symphonie est sublime, transcendante, inouïe, etc. Cette émotion-pensée nous subjugue, nous ravie, nous transporte, etc. Pour Éric Emmanuel Schmitt, l’émotion-pensée de Beethoven lui enseigna «la force de la pensée». Qu’est-ce à dire? Ce n’est pas seulement une émotion, ni une pensée pure, mais les deux à la fois, une émotion-pensée; mieux, une pensée-émotion. En somme, il n’y a ni émotion sans pensée, ni de pensée sans émotion. Toutes deux sont inextricablement liées. La conception émotiviste rousseauiste a le tort de l’oublier, de même que le réalisme classique de Rameau.
Comme si le destin frappait à la porte. Tout ce qu’on est en mesure de dire, en réalité, c’est qu’il ne s’agira jamais que d’une métaphore. La musique roule en réalité sur une série de métaphores carburant à l’intentionnalité comme-si. L’art de l’interprétation musicale est celle de l’intentionnalité comme-si. Tout le commentaire de Schmitt se résout de la sorte. Relisons-le en préfixant un comme-si générique : « [Comme si] [Beethoven est] en train d’agir, [comme si] on voit son âme vive circuler entre les notes, changer les modulations de sentiments, gonfler l’orchestre de contrastes. [Comme si] Beethoven se dresse là, au milieu de sa musique, impérieux, volcanique, constamment présent.» Il faut apprendre à écouter la musique ainsi au moyen de ce procédé de l'intentionnalité comme-si que manipule avec grand art les grands maîtres.
L’éducation à l’intentionnalité comme-si
L’éducation à la musique ne saurait donc consister qu’en l’éducation de l’intentionnalité comme-si. En effet, l’étudiant en musique doit apprendre à décoder ces types d’intentionnalité du second degré. Il doit en devenir un expert. Les intentionnalités comme-si étant riches d’enseignement, il comprendra le principe des œuvres musicales. Face à une oeuvre, il fera des hypothèses et les confrontera. Il peut s’y tromper, se méprendre, ou errer. Le musicien est d’abord un décrypteur. Il cherche à comnprendre une oeuvre musicale en proposant une «lecture comme-si» équilibrée, cohérente et mesurée.
Il en va également de même pour la peinture. Prenons la fameuse Joconde de Léonard Da Vinci. On ne dit pas de la toile de Da Vinci qu’elle sourit. Évidemment, la toile ne sourit pas! En effet, le tableau ne possède pas en lui-même cette caractéristique proprement humaine. À l’inverse, la toile possède certaines couleurs et certains traits marqués au pinceau. Cependant, c’est tout comme si les traits du dessin effectués par le pinceau du maître souriaient. Comme si le sourire émerge des traits, des couleurs, etc. Il ne se confond cependant pas avec la toile. Comme si Lisa Maria Gherardini alias Mona Lisa esquissait un bref sourire. Ce sourire est éphémère. Or, une peinture ou une image ne peut représenter le temps, la durée. C’est métaphoriquement seulement que nous pouvons dire que La Joconde représente le temps qui passe par un sourire arraché à l’éphémère du présent. Le tableau nous parle comme si le temps s’arrêtait. Nous comprenons la valeur du tableau, son sens, puisque nous sommes capables d’intentionnalité comme-si. Comprendre une œuvre d’art, c’est être en mesure de la comprendre sous le mode de l’intentionnalité comme-si. Or, qui dit disposition, dit pratique, exercice, succès et erreur. C’est ici que nous rejoignons l'éducation musicale et l’éthique de l’excellence.
L’éducation musicale comme éducation à l’excellence
La thèse épistémologique fiabiliste, combinée à l’éthique de l’excellence, va à présent nous permettre de justifier l’éducation musicale à l’école.
Le fiabilisme pose que nos croyances sont vraies dans la mesure où elles répondent à un processus normal, correct, de leur acquisition. Toute la question est celle de savoir en quoi consiste ce «processus normal ou correct d’acquisition». La réponse est celle donnée par l’éthique de l’excellence : les croyances garanties (fiables) sont celles qui sont intellectuellement vertueuses ou excellentes, c’est-à-dire là où le porteur de la croyance – le «croyant» - a la disposition de faire ce qu’il convient, comme il convient, quand il convient et où il convient, et cela qu'il convient, etc., réside dans la dispostion au comme-si.
Nous avons précédemment établi que l’éducation musicale consiste dans la disposition à l’intentionnalité comme-si. L’excellence du musicien consiste donc dans sa capacité à comprendre correctement une œuvre musicale (ou à en composer de manière appropriée au plan des pensées-émotions).
Je peux éprouver de la peur, de la joie, de la tristesse, etc., mais je puis me tromper sous ce rapport. Effrayé à la vue d’un nouveau-né, cette émotion est inappropriée ou disproportionnée puisque, règle générale, un poupon n’est jamais quelque chose d’effroyable, contrairement à un ours ou un tigre.
L’éducation musicale apparaît donc déterminante dans l’acquisition d’excellences et, donc, de dispositions émotives appropriées. J’écoute le premier mouvement de la Cinquième symphonie de Beethoven, et je n’éprouve rien. Aucune pensée-émotion ne me vient. On me parle alors de la vie du compositeur, de sa surdité, de sa lutte perpétuelle contre l’isolement, de son intense besoin d’amour. Là, je puis comprendre ce qui est en jeu dans l’œuvre musicale. Beethoven m’enseigne alors l’excellence du courage, de la générosité, de la persévérance, de l'espérance, etc. Bref, la musique de Beethoven m’enseigne l’excellence. La force de pensée, comme dit Éric-Emmanuel Schmitt, c'est la force du caractère qui élève à l'excellence. Penser, comme créer, est exigeant; en fait, bien penser est exigeant. «C’est pourquoi, écrit Aristote, le mal est facile et le bien difficile : facile de rater la cible; mais difficile de l’atteindre.» Plus le compositeur cherche à communiquer sa difficulté et à la surmonter, plus l’œuvre est belle et plus le compositeur fait oeuvre d’excellence. «Se proposer le Beau appartient donc tout à fait à la vertu», écrit encore Aristote.
On a tort d'exclure la musique des programmes éducatifs, car l'éducation à la musique constitue en fait une éducation à la pensée-émotion, à la mesure, à l'équilibre émotif, c'est-à-dire à l'excellence. Pour sortir du carcan de l'éducation libérale, adoptons une autre épistémologie, celle du fiabilisme des excellences.