La vie dans un pénitencier
L’analphabétisme en prison
Colin McGregor, prison de Cowansville
Dossier Chronique du prisonnier, Criminalité, Éducation
La prison est un monde sans arbres. Peut-être par souci de sécurité, on a peur que leur présence serve de cachette pour un prisonnier ou pour y enfouir de la drogue et des armes.
Mais nous avons un jeune érable, d’une trentaine de pieds, seul dans un coin de notre jardin, à proximité de la clôture de barbelés qui délimite le monde libre de notre univers. Chaque semaine, je m’assois sous cet arbre, sur une table de pique-nique, avec un codétenu. Il a 65 ans. Il a dirigé des entreprises, a été marié deux fois, est père de plusieurs enfants dont quelques-uns en bas âge. Mais il ne sait pas lire. Nous nous assoyons avec des bouquins. Il insiste toujours pour s’asseoir sous cet arbre isolé. Il l’appelle son arbre porte-bonheur car c’est là qu’il a commencé à lire.
Analphabétisme et prison
Il n’y a pas de lien plus direct que l’analphabétisme et l’activité criminelle. Dans les pénitenciers fédéraux, un détenu sur 25 n’a jamais mis les pieds dans un établissement post-secondaire. 7 prisonniers sur 10 sont analphabètes. Ce qui engendre la frustration. Illettrés, ils sont incapables de trouver un emploi, de se faire comprendre. Alors ils plongent: ils volent, ils deviennent violents. Ils boivent et consomment de la drogue. Le décrochage scolaire et le crime sont des frères siamois.
Un détenu analphabète ne peut lire la décision du juge qui l’envoie en prison ou les évaluations correctionnelles qui déterminent si, ou quand, il pourra être relâché. Nous avons de longues heures à passer avec nous-mêmes dans notre cellule. Lire remplit du temps. C’est une façon de s’évader mentalement. Les Romains appelaient le monde de la littérature, le royaume de l’ombre. L’accès à son intérieur. Pour la plupart des prisonniers, c’est un endroit malheureusement inaccessible.
Apprendre à lire en prison
Mon codétenu de 65 ans veut faire la lecture à ses enfants et ses petits-enfants quand il sortira. Moi, je suis diplômé de l’université. J’ai été écrivain et professeur avant de me retrouver en prison. Je ne suis pas un saint: je m’ennuie et je veux utiliser ma formation. C’est pourquoi nous nous retrouvons sous son arbre porte-bonheur. Il lit une phrase avec hésitation. Il jette un coup d’œil au-dessus de lui, vers les feuilles qui virent au rouge. «Merci mon Dieu, dit-il pour lui-même. Je ne pensais jamais que je saurais lire.» J’aperçois une larme se former au coin de son œil. Cette goutte d’eau salée représente le salaire de ma journée.
Lire est tout un défi en prison. Il y a bien une école avec des enseignants très dévoués. Mais l’école fait peur aux gens qui ont eu des problèmes avec les règles scolaires quand ils étaient jeunes. Et les écoles en prison sont pleines de règles. Il y a aussi une bibliothèque. Mais elle intimide les détenus qui ont de la difficulté à lire. Chaque rangée de livres rappelle sans cesse leur faiblesse. Et une prison n’est pas un endroit où afficher sa faiblesse. De plus, nous ne sommes pas autorisés à recevoir des livres par courrier, sous prétexte qu’ils pourraient renfermer de la drogue, nous dit-on. Il n’y a pas d’Internet et les rares ordinateurs sont occupés aussitôt qu’ils se libèrent.
Enseignants bénévoles en prison
Un groupe de Cowansville, principalement des enseignants à la retraite, nous visite à la chapelle deux vendredis par mois. Le curé, un ancien professeur, nous offre le local et prépare le café. Les professeurs forment des tuteurs parmi les détenus – nous sommes 4 présentement – et travaillent avec les étudiants. Ils donnent des certificats et des récompenses. C’est important d’identifier et de célébrer le succès. Ça motive.
C’est un samedi gris et venteux. L’atelier de la prison n’a pas de travail pour moi aujourd’hui. Mon codétenu de 65 ans est émotif. « Quand je vais sortir, me dit-il, je vais pouvoir lire à mes petits-enfants, tu sais. Je n’aurai pas besoin de leur dire que je suis trop occupé et de les envoyer vers leur mère. Ils vont être surpris!» Il sourit. Quand on est une armoire à glace, investi de responsabilités et beaucoup de fierté, on cache son analphabétisme. Ce secret s’insinue dans notre âme et la dévore.
Lecture sous un arbre
Nous sommes sous son érable porte-bonheur quand la pluie se met à tomber. Les gouttes tachent les pages ouvertes de nos livres, formant des images ressemblant au test de Rorschach. À l’intérieur, les salles de récréation sont bondées de joueurs de poker. Nous n’avons aucun endroit où aller pour continuer notre lecture. Mon codétenu se masse l’épaule. «On peut revenir demain? me demande-t-il, hésitant. À moins que mon épaule ne me fasse trop souffrir.» Il déplie son bras pour me montrer d’où vient sa douleur. Il ne semble vraiment pas avoir mal. Il a juste peur qu’un jour il ne fera plus de progrès. Que soudainement, il ne sera plus capable de lire. Je suis incapable de calmer ses peurs. Demain, il viendra peut-être. Sinon, j’apporterai mon roman. Je lirai, seul, sous l’érable, avec la brise comme compagnon. L’instant d’une heure, je ne serai plus en prison. Je voyagerai dans le royaume des ombres.
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