Traduction Jan Laarman, Institut Coppet
Claude Frédéric Bastiat est un économiste, juriste, et écrivain français, défenseur de la propriété privée, du libre marché et d’un gouvernement limité. Le thème principal des écrits de Bastiat est sans doute que le marché libre est en soi une source d’« harmonie économique » entre les individus, à la condition que le gouvernement se limite à sa fonction de protection de la vie, des libertés et des biens des citoyens contre le vol ou d’agression. Pour Bastiat, la contrainte gouvernementale n’est légitime que si elle sert à « garantir la sécurité de la personne, la liberté et les droits de propriété, afin que la justice règne pour tous. » [1]
Bastiat souligne le rôle de coordination générale qu’a le marché libre – thème majeur de l’école autrichienne – parce que sa pensée est influencée par quelques-uns des écrits d’Adam Smith et par les grands économistes libéraux français : Say, Quesnay, Destutt de Tracy, Charles Comte, Richard Cantillon (né en Irlande et émigré en France) et Turgot. Ces économistes français ont été parmi les précurseurs de l’école autrichienne moderne pour avoir développé des concepts tels que : le marché comme un processus concurrentiel dynamique, le comportement de la monnaie en économie libre, la théorie subjective de la valeur, les lois de l’utilité marginale décroissante et des rendements marginaux, la théorie de la productivité marginale du prix des ressources, et la futilité du contrôle des prix en particulier et de l’interventionnisme économique du gouvernement en général.
Formation intellectuelle de Bastiat
Orphelin à dix ans, Bastiat a été élevé et éduqué par ses grands-parents paternels. Il quitte l’école à l’âge de dix-sept pour travailler dans l’entreprise familiale d’import-export à Bayonne, où il constate de ses propres yeux les maux du protectionnisme en observant les hangars à l’arrêt, le déclin de la population, et l’augmentation de la pauvreté et le chômage causé par les restrictions commerciales.
Lorsque son grand-père meurt, Bastiat, à l’âge de vingt-cinq, hérite du domaine familial à Mugron, ce qui lui permet de vivre la vie d’un gentleman-farmer érudit pendant vingt ans. Bastiat engage des ouvriers pour exploiter la ferme familiale afin de se concentrer sur ses activités intellectuelles. C’était un lecteur vorace, et il a discuté et débattu de presque toutes les formes de la littérature. Son ami le plus proche était son voisin, Félix Coudroy. « Coudroy et Bastiat parcoururent un nombre considérable de livres sur la philosophie, l’histoire, la politique, la religion, les voyages, la poésie, l’économie politique, des biographies, etc…. C’est dans ces conversations que les idées de Bastiat se développèrent et que ses pensées mûrirent. « [2]
Coudroy fut d’abord un disciple de Rousseau et, comme la plupart des admirateurs de Rousseau d’hier et d’aujourd’hui, il était socialiste. Mais Bastiat, qui disait toujours préférer une conversation en tête-à-une à un discours devant des milliers de personnes, convertit Coudroy au libéralisme classique.
Le premier article de Bastiat fut publié en avril 1834. C’était une réponse à une pétition des marchands de Bordeaux, Le Havre, et Lyon d’éliminer les droits de douane sur les produits agricoles, mais de les maintenir sur la fabrication de biens. Bastiat y félicite les commerçants pour leur position sur les produits agricoles, mais révèle leur hypocrisie en ne voulant le protectionnisme que pour eux-mêmes. « Vous demandez un privilège pour quelques-uns, écrit-il, alors que je demande la liberté pour tous. »[3] Il explique ensuite pourquoi tous les droits de douane devraient être complètement supprimés.
Bastiat continue à perfectionner ses arguments en faveur de la liberté économique en écrivant un deuxième essai en opposition aux impôts sur le vin, intitulé «La taxe et la vigne», et un troisième essai s’opposant aux taxes sur les terres et à toute forme de restriction commerciale. Puis, à l’été 1844, Bastiat envoya un manuscrit sur les effets des droits de douane français et anglais à la revue d’économie la plus prestigieuse de France, « Le Journal des Economistes ». Le rédacteur en chef publia l’article «L’influence des tarifs douaniers français et anglais » dans l’édition d’octobre 1844, sans aucun doute le plaidoyer le plus convaincant en faveur du libre-échange en particulier et de la liberté économique en général qui ait jamais paru en France, sinon dans toute l’Europe.
Dans cet article, Bastiat fait montre pour la première fois de sa maîtrise de la sagesse accumulée par les économistes de la tradition pré-autrichienne, et il s’établit comme un brillant collecteur et organisateur des idées économiques. Il acquit immédiatement une renommée nationale et internationale et, en tant que défenseur membre de libre-échange, commença une amitié avec Richard Cobden, le leader de la British Anti-Corn Law League, qui réussit à abolir toutes les restrictions commerciales en Angleterre en 1850. Bastiat monta une organisation similaire en France, l’Association française de libre-échange, qui contribua à l’élimination de la plupart des barrières commerciales en France en 1860, dix ans après la mort de Bastiat. Bastiat étendit de façon particulièrement efficace son influence comme rédacteur du journal de l’Association de libre-échange, « Le Libre-Échange ».
Après vingt ans de préparation intellectuelle intense, Bastiat commença à écrire de nombreux articles, qui prirent rapidement la forme de son premier livre, « Sophismes économiques », à ce jour encore sans doute la meilleure littérature de défense du libre-échange [4] Il fut suivi rapidement d’un deuxième livre, « Harmonies économiques », [5] et ses articles furent réimprimés dans les journaux et magazines de toute la France. En 1846, il est été élu membre correspondant de l’Académie des Sciences, et son travail est immédiatement traduit en anglais, espagnol, italien et allemand. Des associations de libre-échange ne tardèrent pas à germer en Belgique, en Italie, en Suède, en Prusse et en Allemagne, toutes basées sur l’Association française de libre-échange de Bastiat.
Les Idées de l’École autrichienne chez Bastiat
Pendant que Bastiat façonnait l’opinion économique en France, Karl Marx écrivait « Le capital », et la notion socialiste de «lutte de classe », selon laquelle les gains économiques des capitalistes se sont nécessairement faits au détriment des travailleurs, gagna en popularité. Les « Harmonies économiques » de Bastiat expliquent pourquoi c’est l’inverse qui est vrai, et pourquoi les intérêts de l’humanité sont essentiellement harmonieux s’ils peuvent être entretenus dans une société libre où le gouvernement limite ses responsabilités à la répression des voleurs, des meurtriers, et des groupes d’intérêts particuliers qui cherchent à utiliser l’Etat pour spolier leurs concitoyens.
Théorie du capital
Bastiat a contribué à la théorie autrichienne du capital en expliquant comment l’accumulation de capital se traduit par l’enrichissement des travailleurs en augmentant la productivité marginale du travail et, par conséquent, sa rémunération. L’accumulation de capital, écrit Bastiat, entraîne également des biens de consommation moins chers et de meilleure qualité, ce qui augmente aussi les salaires réels. Il a également expliqué comment le taux d’intérêt du capital décline quand il devient plus abondant.
Ainsi, les intérêts des capitalistes et des travailleurs sont en harmonie, et les interventions gouvernementales sur le marché des capitaux appauvrissent les travailleurs comme les propriétaires du capital. Bastiat explique également pourquoi dans un marché libre personne ne peut accumuler du capital à moins de l’utiliser au service des autres, c’est-à-dire les consommateurs. En réalité, écrit Bastiat, le capital est toujours utilisé pour satisfaire les désirs des gens qui ne le possèdent pas. À l’opposé de la plupart de ses prédécesseurs, Bastiat croit « qu’il est nécessaire de considérer l’économie du point de vue du consommateur…. Tous les phénomènes économiques… doivent être jugés par les avantages et les inconvénients qu’ils apportent au consommateur. » [6] Mises a répété ce point dans « L’Action Humaine » quand il note que, bien que les banquiers puissent sembler «contrôler» la répartition du capital par leurs décisions quotidiennes, ce sont les consommateurs qui sont les «capitaines» du navire économique, parce que c’est leurs préférences auxquelles les entreprises prospères répondent.
La valeur subjective
La plus grande contribution de Bastiat à la théorie de la valeur subjective est son application rigoureuse de cette théorie dans son essai « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». [7] Dans cet essai, Bastiat, en se concentrant sans relâche sur les coûts d’opportunité cachés de l’affectation des ressources gouvernementales, détruit la notion pré-keynésienne selon laquelle les dépenses gouvernementales peuvent créer des emplois et de richesse. Dans la première édition de « Economics in One Lesson », Henry Hazlitt a écrit que « ma plus grande dette, en ce qui concerne la façon dont le présent argumentaire est construit, va à l’essai de Frédéric Bastiat, « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas ». Le présent ouvrage peut en fait être considéré comme une modernisation, une extension et une généralisation de l’approche contenue dans la brochure de Bastiat. » [8]
La science de l’action de l’homme
La manière dont Bastiat décrit l’économie comme un exercice intellectuel est pratiquement identique à ce que les Autrichiens modernes mettent sous l’étiquette de la science de l’action de l’homme, ou praxéologie. Bastiat a écrit dans ses « Harmonies » que « le sujet de l’économie politique est l’HOMME [en tant que] doté de la capacité de comparer, juger, choisir, et d’agir. Cette faculté à travailler pour l’autre, à lui transmettre ses efforts et à échanger ses services à travers le temps et l’espace, c’est précisément ce qui constitue la science économique ».[9]
Comme les Autrichiens contemporains, Bastiat considère l’économie comme « la théorie de l’échange » où les désirs des participants au marché « ne peuvent être pesés ou mesurés. L’échange est nécessaire afin de déterminer la valeur. » [10] Ainsi, pour Bastiat, comme pour les Autrichiens contemporains, la valeur est subjective, et la seule façon de savoir comment les gens valorisent les choses est d’observer les préférences qu’ils révélént dans les échanges du marché. L’échange volontaire est donc nécessairement un avantage mutuel. Ce fut une innovation importante dans l’histoire théorique de la théorie économique, car la plupart des économistes britanniques avaient succombé au « sophisme physique », l’idée erronée que la valeur est déterminée par la production d’objets physiques seuls.
Comme le souligne Murray Rothbard, la compréhension que la valeur est créée par l’échange volontaire « a conduit Bastiat et l’école française de souligner la manière dont le marché libre conduit à une organisation souple et harmonieuse de l’économie. » [11] Rothbard lui-même développa plus complètement la théorie subjectiviste de la valeur de Bastiat un siècle plus tard dans sa critique dévastatrice de l’économie de l’Etat-providence moderne.
Un autre thème rothbardien dans les travaux de Bastiat (ou un thème de Bastiat dans le travail de Rothbard) concerne la rente foncière. Du temps de Bastiat les socialistes avançaient l’argument que personne n’était en droit de louer des terres parce que c’est Dieu qui avait créé la terre, et non les propriétaires actuels. La réponse de Bastiat fut que le loyer des terres était en réalité légitime parce que les propriétaires avaient rendu un précieux service en défrichant la terre, en la nettoyant et en la rendant propice à l’agriculture. Si tous ces coûts d’investissement sont capitalisés, explique Bastiat, il est clair que grâce à la rente foncière les propriétaires n’ont pas un revenu exceptionnel, mais fournissent un service public précieux. Murray Rothbard développa plus tard cette idée plus en détail dans sa défense du « premier occupant » comme un moyen approprié d’établir des droits de propriété.
La spoliation étatique
Tout en décrivant l’harmonie inhérente aux échanges volontaires, Bastiat explique aussi comment l’affectation des ressources gouvernementales entre nécessairement en conflit avec le marché libre et détruit son harmonie naturelle. Puisque le gouvernement ne produit pas la richesse de lui-même, il doit nécessairement prendre aux uns pour donner aux autres. Déshabiller Pierre pour habiller Paul est l’essence même du gouvernement, comme l’a écrit Bastiat. En outre, comme des groupes d’intérêts particuliers cherchent de plus en plus à capter l’argent des autres sous l’égide de l’Etat, ils sapent la capacité de production du marché libre en s’engageant dans la politique plutôt que dans les comportements productifs. «L’Etat», écrit Bastiat, «est la grande fiction par laquelle tout le monde cherche à vivre aux dépens de tout le monde. » [12]
Bastiat est probablement mieux connu pour son travail dans le domaine de l’économie politique (l’étude de l’interaction entre l’économie et l’État, par opposition à la théorie économique pure). Il a cherché à comprendre comment l’État fonctionne, quelles incitations le conduisent, et il l’a fait mieux que quiconque. Il n’y a pas de place ici pour une discussion en profondeur des idées de Bastiat sur l’économie politique, mais quelques exemples suffiront. Selon Bastiat le gouvernement est nécessaire seulement s’il est limité à ses fonctions essentielles. Il a estimé qu’«aucune société ne peut exister si ses lois ne sont pas respectées dans une certaine mesure », à condition que ces lois soient elles-mêmes respectables [13].
La justification morale d’une loi, d’ailleurs, ne se fonde jamais sur un vote à la majorité, parce que « de même qu’aucun individu n’a le droit d’asservir un autre individu, aucun groupe d’individus ne peut prétendre avoir un tel droit. » [14] Toute redistribution des revenus par la démocratie majoritaire est donc «spoliation légale» et, par définition, immorale.
Le slogan « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les armées le feront » est souvent attribué à Bastiat parce qu’il a tant insisté pour faire comprendre que le libre-échange était peut-être la meilleure voie vers la paix et la prospérité. Il a compris qu’à travers l’histoire, les tarifs douaniers avaient été une cause majeure de guerre. Le protectionnisme, après tout, est une tentative des gouvernements pour infliger à leurs propres citoyens en temps de paix les mêmes dommages que leurs ennemis leur infligent (avec blocus naval) pendant les guerres.
La découverte de la concurrence
Bastiat a compris que la libre concurrence sur le marché est une «procédure dynamique de découverte», pour reprendre une expression de Hayek, dans laquelle les individus s’efforcent de coordonner leurs plans pour atteindre leurs objectifs économiques. Toutes les tentatives d’intervention du gouvernement interrompent et faussent ce processus, car une fois qu’une loi ou un règlement est promulgué, « les hommes n’ont plus besoin de discuter, de comparer, de planifier à l’avance ; la loi fait tout cela pour eux ; leur intelligence devient une outil inutile ; les hommes cessent d’être des hommes, ils perdent leur personnalité, leur liberté, leurs biens »[15].
Drôle d’altruisme
Bastiat a également percé la fausse «philanthropie» des socialistes qui ne cessent de proposer d’aider telle ou telle personne ou un groupe par le pillage des richesses des autres membres innocents de la société, sous l’égide de l’Etat. Tous ces systèmes sont basés sur « la spoliation légale, l’injustice organisée. » [16]
Comme les néo-conservateurs d’aujourd’hui, les socialistes du XIXe siècle stigmatisaient les libéraux du nom d’« individualiste s», ce qui impliquait que les libéraux étaient opposés à la fraternité, à la communauté, et aux associations. Mais, comme Bastiat l’a astucieusement remarqué, lui comme les libéraux sont seulement opposés à des associations forcées. C’était un défenseur des véritables communautés et des associations de volontaires. « Comme souvent nous nous opposons à ce qu’une chose soit faite par le gouvernement, les socialistes concluent à tort que nous nous opposons à ce que ça soit fait absolument. » [17]
Les droits naturels et la liberté des échanges
Bastiat peut également être considéré comme un maillon entre les théoriciens du droit naturel des XVIIème et XVIIIème siècles et certains membres de l’École autrichienne moderne, notamment Murray Rothbard, qui ont basé leur défense du libre marché sur le droit naturel plutôt que sur l’utilitarisme. [18] Pour Bastiat, le collectivisme sous toutes ses formes est à la fois moralement répréhensible (car fondé sur un vol légalisé) et un obstacle à l’harmonisation naturelle des intérêts de l’homme, telle que produite par les marchés libres et la propriété privée.
Bastiat croit non seulement que le collectivisme entraine la spoliation légale, mais il estime également que la propriété privée est indispensable pour que l’homme accomplisse sa nature d’être libre qui, par nature, cherche son propre intérêt en satisfaisant ses désirs subjectifs. Plaider contre le droit à la propriété privée serait soutenir que le vol et l’esclavage sont moralement acceptables. Ainsi, la protection de la propriété privée est la principale (sinon la seule légitime) fonction gouvernementale. Le politicien n’a « aucune autorité sur nos personnes et sur nos biens, car ils lui préexistent, et sa tâche est de les entourer de garanties. » [19]
Bastiat est l’auteur de ce qui est à ce jour la meilleure défense jamais produite du libre-échange. Son argumentaire a été construit sur une myriade de concepts économiques, mais le véritable enjeu du combat pour le libre-échange, « n’a jamais été une question de droits de douane, mais une question de droit, de la justice, d’ordre public, de propriété. Car tout privilège créé par le gouvernement, de quelque forme que ce soit, implique la négation ou le mépris des droits de propriété ». Et « le droit de propriété, une fois affaibli sous une forme, sera bientôt attaqué sous mille formes différentes. » [20]
Dans les « Sophismes économiques », Bastiat fait la défense du libre-échange la plus complète jamais construite à ce moment-là. Il met en relation des notions économiques telles que l’avantage mutuel du commerce volontaire, la loi de l’avantage comparatif, les avantages de la concurrence pour le producteur et pour le consommateur, et le lien historique entre les obstacles au commerce et la guerre. Le libre-échange, explique Bastiat, apporte « une abondance de biens et de services à moindre prix; plus d’emplois pour plus de gens à des salaires réels; plus de profits pour les fabricants; un niveau de vie des agriculteurs plus élevé; plus de ressources fiscales sous la forme d’impôts directs qu’avant ; l’utilisation la plus productive du capital, du travail, et des ressources naturelles;… la fin de la «lutte des classes» qui était principalement fondée sur ces injustices économiques que sont les droits de douane, les monopoles, et autres distorsions juridiques du marché, la fin de la « politique suicidaire » du colonialisme, l’abolition de la guerre comme politique extérieure, la meilleure éducation possible, le logement et les soins médicaux pour tous les peuples »[21]
Le génie de Bastiat est d’expliquer tous ces principes économiques et leurs résultats par l’emploi de la satire et des paraboles, la plus célèbre étant la « Pétition des marchands de chandelles », qui demande une loi pour « la couverture de toutes les fenêtres et puits de lumière et d’autres ouvertures, trous, et fissures par lesquelles la lumière du soleil est capable de pénétrer dans les maisons. Cette lumière nuit à l’activité de nous, méritants fabricants de bougies ».
Un autre satire mémorable de Bastiat est sa destruction de l’argument protectionniste selon lequel «l’équilibre des échanges» est nécessairement souhaitable. Un négociant français aurait exporté pour 50.000$ de marchandises vers les États-Unis, les aurait vendus pour un profit de 17.000$, et aurait acheté pour 67.000$ de dollars de coton aux États-Unis, qu’il a ensuite importés en France. Puisque la France a importé plus qu’elle n’en a exporté, elle a « subi » une balane commerciale « défavorable ». Une situation plus « favorable », écrit Bastiat sarcastiquement, aurait été celle où le commerçant aurait tenté une seconde opération aux États-Unis, mais son navire aurait été coulé par une tempête en quittant le port. La maison des douanes au port aurait donc enregistré davantage d’exportations que d’importations, et une balance commerciale plus « favorable ». Mais puisque les tempêtes sont peu fiables, avance Bastiat, la «meilleure» politique serait que le gouvernement jette tous les produits des marchands dans la mer dès leur départ des ports français, garantissant ainsi une « balance commerciale favorable » ! C’est ce genre de manifestation de génie littéraire qui a dû motiver Henry Hazlitt à reprendre le manteau de Bastiat un siècle après sa mort.
Héritage intellectuel de Bastiat
Les écrits de Bastiat constituent un pont intellectuel entre les idées des économistes pré-autrichiens, tels que Say, Cantillon, Destutt de Tracy, Charles Comte, Turgot et Quesnay d’une part, et la tradition autrichienne de Carl Menger et ses étudiants d’autre part. Il a également été un modèle de sagesse pour les Autrichiens, qui croyaient que l’enseignement général économique, notamment le genre d’éducation économique qui brise les mythes et les myriades de superstitions créées par l’État et ses apologistes intellectuels est une fonction essentielle, sinon le devoir de l’économiste. Mises est un magnifique modèle à cet égard, tout comme Henry Hazlitt et Murray Rothbard, parmi les économistes autrichiens. Comme le dit Mises, les premiers économistes « se consacrèrent à l’étude des problèmes économiques », et « par l’enseignement et l’écriture ils étaient désireux de communiquer à leurs concitoyens les résultats de leur réflexion. Ils ont essayé d’influencer l’opinion publique en vue de faire prévaloir de bonnes politiques. »[22]
À ce jour, les travaux de Bastiat ne sont pas autant appréciés qu’ils le devraient parce que, comme Murray Rothbard l’a expliqué, les critiques les plus vifs de la liberté économique aujourd’hui « ont du mal à croire que quelqu’un qui est ardemment et constamment en faveur du laissez-faire puisse être un chercheur et un théoricien important en économie. »[23] Il est étrange que même certains économistes contemporains autrichiens semblent croire que le fait de communiquer des idées économiques, en particulier des idées de politique économique pour le grand public, est en quelque sorte indigne d’un praticien de la « science économique ». Car c’est exactement le modèle de sagesse que Mises lui-même a adopté, qui a été repris de façon plus agressive et avec brio par Murray Rothbard, le tout dans la tradition du grand économiste autrichien français, Frédéric Bastiat.
Notes :
[1] Bastiat, Frédéric. 1995. Selected Essays on Political Economy. George B. de Huszar, ed. Irvington-on-Hudson, N.Y.: Foundation for Economic Education, p. 52.
[2] Russell, Dean. 1969. Frederic Bastiat: Ideas and Influence. Irvington-on-Hudson, N.Y.: Foundation for Economic Education, p. 22-23.
[3] Ibid., P. 24.
[4] Bastiat Frédéric, Economic Sophisms. Irvington-on-Hudson, N.Y.: Foundation for Economic Education
[5] Bastiat Frédéric, Economic Harmonies. Irvington-on-Hudson, N.Y.: Foundation for Economic Education
[6] Russell, Dean. 1969. Frederic Bastiat: Ideas and Influence. Irvington-on-Hudson, N.Y.: Foundation for Economic Education, p. 32.
[7] Bastiat, «Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, » dans Selected Essays, p. 1-50.
[8] Hazlitt, Henry. 1946. Economics in One Lesson. New York: Harper and Brothers, p. 1.
Bastiat [9], Harmonies économiques, p. 35.
[10] Ibid., P. 36.
[11] Rothbard, Murray. 1995. Classical Economics. Vol. 2. An Austrian Perspective on the History of Economic Thought. Cheltenham, U.K.: Edward Elgar, p. 446.
[12] Bastiat, Selected Essays, p. 144.
Russell [13], Frederic Bastiat: Ideas and Influence, p. 5.
[14] Ibid.
[15] Ibid., P. 11.
[16] Ibid.
[17] Ibid., P. 12. De plus, lire l’essai de Bastiat, «Justice et Fraternité», dans Selected Essays, p. 116-39.
[18] Parce que la défense de Hayek de la liberté était largement fondée sur l’opportunisme (faut-il promouvoir l’utilisation efficace des connaissances dans la société?) et de l’utilitarisme (est-ce que les avantages « sociaux » l’emportent sur les coûts «sociaux», tels que déterminé par un «juge impartial» ?) , il en est venu à approuver la quasi-totalité des interventions des pouvoirs publics qui définissent l’État-providence en Amérique ou en Suède. C’est quelque chose que les théoriciens du droit naturel, tels que Rothbard et Bastiat, n’auraient jamais fait.
[19] Bastiat, «La propriété et le droit», dans Selected Essays, p. 97-115.
[20] Ibid., P. 111.
[21] Russell, Frederic Bastiat: Ideas and Influence, p. 42.
[22] Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics, 3e ed. rev. (Chicago: Regnery Henry, 1963), p. 869.
[23] Rothbard, Classical Economics, p. 449.
Source : http://mises.org/about/3227
Auteur : Thomas J. DiLorenzo. Thomas DiLorenzo est professeur d’économie à l’Université Loyola Maryland et un membre du corps professoral du Mises Institute.
Traduction : Jan Laarman, Institut Coppet