La pensée de la liberté n’est pas homogène et doit faire face à des paradoxes. Ainsi, au point de rencontre entre libéralisme autrichien et ordolibéralisme plus conservateur – l’un et l’autre n’étant pas dépourvus de connexions –, on peut compter celui faisant se rencontrer théories de la population et société de masse moderne. En effet, si certains libéraux ont fait le choix de souligner la nécessité d’une augmentation du nombre d’individus, d’autres ont regretté l’émergence d’une société où l’accroissement de la population, couplé à sa concentration, ferait perdre à l’individu conscience de lui même. La liberté individuelle n’y signifierait alors plus grand chose. Devant cette question, on aurait pu croire que les membres de l’École autrichienne, plus enclins à une origine éthique de la liberté, fassent le choix d’un total laissez-faire et non d’une course au nombre. Mais l’avis autrichien est plus marqué, comme le relève ce passage de L’école autrichienne, marché et créativité entrepreneuriale de Jesùs Huerta de Soto (Éditions Charles Coquelin) :
« L’homme, en effet, n’est pas, pour les Autrichiens, un facteur homogène de production mais il est doté d’une capacité créative innée, de type entrepreneurial, de sorte que la croissance de la population, loin de supposer un frein ou un obstacle au développement économique est, à la fois, le moteur et la condition nécessaire pour qu’il se réalise. On a, en outre, démontré que le développement de la civilisation implique une division – toujours croissante – horizontale et verticale de la connaissance pratique, qui ne devient possible que s’il y a, parallèlement au progrès de la civilisation, une augmentation du nombre d’êtres humains capables de supporter le volume croissant d’information pratique utilisée au niveau social. »
La civilisation ou l’ère du vide ?
La conception autrichienne du marché comme processus de découverte a ainsi amené certains auteurs – parmi lesquels Hayek – à justifier l’augmentation de la population : plus les êtres humains sont nombreux, plus les opportunités découvertes seront nombreuses et, naturellement, il reste difficile de nier une telle réalité logique. Mais alors, que devons-nous faire de la société de masse ? D’ailleurs, Röpke est allé, dans son ouvrage Au-delà de l’offre et de la demande, très loin dans la critique de l’ère des masses, prenant parti avec les conservateurs américains comme Russell Kirk et allant même jusqu’à accuser ses confrères libéraux de connivence avec le collectivisme. Si les Autrichiens pensent que le nombre d’individus est une condition de l’émergence de la civilisation, les ordolibéraux, eux, voient dans le surnombre de la seconde moitié du 20e siècle la fin de la civilisation.
Pour Röpke, la masse et l’individu sont les deux seuls éléments de la société moderne (en cela, il est à distinguer de Gustave Le Bon ou d’Elias Canetti, qui ont pensé que la masse agissait comme un seul homme), conduisant à une désagrégation de la structure de la société et à l’avénement d’une (in)culture de masse, provoquant à la fois un recul de l’esprit d’indépendance et un déracinement de l’individu. L’ère des masses s’apparenterait ainsi à l’ère du vide.
Le romantisme plutôt que l’environnementalisme
Röpke a donné sa vision de la postmodernité, le risque étant évidemement de flirter dangereusement avec une logique néomalthusienne refusant l’idée de progrès – que l’on peut envisager sans pour autant être progressiste. Néanmoins, s’il est sur le fil du rasoir, il ne semble pas franchir le pas : ses propos restent marqués par une certaine idée de la liberté et il serait sans doute opportun de ne pas outrepasser ses mots. D’une part, l’auteur allemand ne se prononce jamais explicitement en faveur d’une régulation des naissances et ne nie pas l’idée même de progrès. Aussi, penser que la vie rurale a une importance toute particulière, critiquer la société de masse annihilant ce qui ferait la dignité de l’individu et estimer que sa cause première est le nombre croissant de la population est une vue de l’esprit bien distincte de la théorie malthusienne, craintive devant la course prométhéenne et appelant à la restriction à la fois des naissances et de la production. En conséquence, le qualifier de malthusien relève plutôt d’un procédé abusif visant à décridibiliser des propos certes un peu traditionnalistes.
Cécile Philippe, directrice de l’Institut économique Molinari, rappelait dans son dernier ouvrage [1] les propos du théologien et moraliste Tertullien qui, déjà en l’an 200, jetait les bases du malthusianisme – et de l’écologisme – : « Nous sommes un poids pour le monde, les ressources suffisent à peine à combler nos besoins, lesquels exigent de grands efforts de notre part, sans compter les plaintes qui viennent de partout, alors que la nature ne parvient déjà plus à nous nourrir. » Röpke ne s’inscrit pas dans une telle perspective mais dans la défense d’une société traditionnelle, bourgeoise – il emploie ce mot en tentant de le réhabiliter, ventant l’épargne et le labeur d’une bourgeoisie profondément respecteuse du bon sens populaire et des charmes de la nature –, regrettant que la rivalité du monde occidental avec le bloc soviétique s’apparente à une course à la technologie et non à une confrontation de valeurs. Au fond, il est un libéral romantique, non un environnementaliste.
La spontanéité en question
Cependant, Röpke a peut-être été limité par son analyse temporelle et empirique. A-t-il sous-estimé la capacité auto-régulatrice de la société ? C’est sans doute un des grands paradoxes de l’auteur allemand, fondamentalement autrichien à la fois par son refus du systématisme mathématique – voilant l’essence des comportements, pour reprendre une notion chère à Carl Menger – ou en matière d’inflation, d’État-providence ou d’analyse des cycles, mais récalcitrant à reconnaître l’émergence d’un ordre spontané d’origine sociétale s’inscrivant dans la durée. On peut ainsi rappeler qu’un « nouvel exode » rural, des citadins vers les campagnes, s’opère depuis plus d’une vingtaine d’années en France ; comme si la société de masse poussait les individus avides d’indépendance à s’éloigner d’elle. 1,5 millions de citadins se sont ainsi installés en zone rurale depuis 1975.
Mais, pour autant, Röpke appelle à un libéralisme conscient et invite à la réflexion : si la liberté est sans doute un droit naturel, il n’en reste pas moins qu’un marché totalement libre nécessite des acteurs à la fois instruits et responsables. L’économie de marché doit ainsi s’inscrire dans un cadre civilisationnel élaboré. Le Libertarian Review de janvier 1976 offrait à la lecture une critique laudative de Röpke : « Selon moi, il n’y a jamais eu de défense aussi puissante de la liberté économique que celle défendue dans Au-delà de l’offre et de la demande [A Humane Economy], précisément parce que Röpke en a compris les limites. Ses attaques à l’encontre de l’ingénierie sociale, qu’elle soit de droite ou de gauche, sont aussi dévastatrices que pertinentes. » Une société peut-elle espérer avancer spontanément sans les structures intermédiaires, clés de la transmission des savoirs, vecteurs premier d’une approche qualitative ? Plus encore, peut-elle réellement espérer, en se privant de ceux-ci, une découverte efficiente des opportunités ?
Note :
[1] C’est trop tard pour la Terre (JC Lattès).