Jeudi 30 décembre 2010, 17h.
Il est là, assis dans ce fauteuil de cuir tanné par les années. Il est là tranquille, fumant sa pipe qui dégage cette odeur de miel et de tabac des indes. Il y a aussi cette longue fumée bleue qui s’envole en volutes arabesques, tout ceci me rappelle ces longues soirées passées à philosopher, à comparer, à réfléchir autour d’un verre d’armagnac ou whisky tourbé.
L’odeur du cuir, de la lavande et ce tabac auquel ce joint avec délectation le goût de ce Macallan de 50 ans d’âge, provoquent chez moi comme un apaisement, une sorte de lâché prise, de paix intérieure doublé du plaisir de l’instant. Toute cette ambiance et la façon qu’il a de parler me donne l’impression d’être reçu au sein des seins, d’être comme un élu, choisi par ce monsieur que j’admire et qui a tant à m’enseigner.
Il fait partie de ces gens dont on dit qu’ils n’ont pas d’âge, il n’ y a aucun doute, il fait parti des sages. Chaque rencontre est un plaisir, une sorte de récollection énergisante, comme la rencontre du passé et de l’avenir pour que l’instant présent soit créateur de sens et de valeurs d’existence.
Assis-toi, Didier, écoute moi quelques instants.
Je suis au seuil de ma vie et je voudrai te dire, te transmettre, t’expliquer. Cela fait 20 ans que nous nous rencontrons, tu es un peu comme mon fils. Le mien est mort, il y 45 ans aujourd’hui. C’est grâce à lui que je suis devenu ce que je suis, ce n’est pas moi que tu dois remercier de ces instants précieux passés ensemble, mais lui, mon fils qui fût pour moi un amour si grand. Tu ne l’a jamais connu, je ne t’ai jamais parlé de lui, par pudeur sans doute et parce qu’à chaque fois que je parle de lui, cela fait remonter mon chagrin et ma tristesse. Je lui dois beaucoup, c’est peut-être lui qui t’a mis sur mon chemin, je ne sais pas.
Sa mort a sauvé ma vie, me dit-il avec les yeux humides remplis d’une émotion encore très présente, ces yeux généralement pétillants de malice et d’intelligence qui, à ce moment, semblent revivre ce souvenir.
J’étais un prétentieux, continue-t-il, un orgueilleux, je courais après l’argent, la gloire. La réussite était mon maître, je voulais briller, je voulais paraître, je voulais être LE maître. Je voulais faire de ma vie une histoire glamour, construire un scenario à faire baver tous les ego. Ma femme ne vivait que dans le «syndrome de Barbie», être belle en tout temps, admirée, adulée, fascination de façade et du brillant en cascade. Elle était dans le contrôle et la maîtrise permanente. Elle jouait mon jeu tout en aimant le sien, mais en fait, tout était creux. Nous étions des morts vivants.
Et puis il est mort, putain, merde, pardonne-moi ce langage, il est mort et j’en pleure encore. Il est mort subitement, il est parti sans prévenir, frapper par la connerie. La connerie de ceux qui croient qu’ils sont au-dessus de tout, qu’ils maîtrisent tout, qu’ils peuvent tout se permettre. Il avait 35 ans.
Se penchant légèrement en avant dans son fauteuil comme pour me livrer un secret il ajouta :
Ce jour là, c’est toute ma vie qui a changé. J’ai découvert que je vivais dans un vide immense, un vide enivrant que je m’occupais à combler dans l’hyperactivité, par le pouvoir et l’argent, la séduction et les conquêtes. Je n’avais pas compris l’essentiel de ma vie !
Depuis que nous échangeons tous les deux Didier, nous parlons du monde, de ses magnifiques possibilités, de la créativité. Nous imaginons des solutions, nous élaborons des stratégies et des scénarii et nous nous plaisons à croire qu’un jour les êtres humains deviennent intelligents, sereins, tout simplement des humains pourvus d’humanité.
Toutefois ce que je constate au travers des réalités que l’être humain se plaît à se mutiler et à s’entre tuer avec une imbécillité totalement démesurée.
Heureusement que Dieu à créé la femme car depuis 3000 ans la mécanique est toujours la même. Des civilisations naissent et d’autres meurent, toujours pour les mêmes raisons. Seule la femme au milieu de ces souffrances continue à donner la vie et à donner de l’amour. Enfin la plus grande majorité d’entres-elles car de ce côté là aussi les choses évoluent.
Aujourd’hui je te regarde et je t’écoute, tu formes des leaders, des vrais, des leaders nobles, des femmes et des hommes capables de passion, osant avoir des ambitions pour leurs congénères, pour leur pays, pour leur peuple, pour leurs entreprises. Des hommes et des femmes qui ont envie de réfléchir, de penser, de s’enrichir intérieurement, d’oser et d’entreprendre avec des valeurs, de défendre une éthique. Quelque part je me dis que tu as raison, mais d’un autre côté je me demande si tu ne perds pas ton temps ?
C’est vrai qu’en relisant l’histoire et en ayant changé de vie grâce à la mort de mon fils, j’ai appris qu’on ne peut rien construire de durable sans de vrais convictions, sans tout simplement exprimer ses passions, ses visions et ses valeurs qui n’ont rien à voir avec l’argent ou la gloire et dont l’argent et parfois la gloire, n’en sont que parfois, la conséquence.
Former, réunir, conseiller, travailler avec des hommes et des femmes possédant des convictions, de l’éthique, des valeurs humanistes fortes, des croyances saines et une motivation est un vrai bonheur que j’ai vécu pendant 35 ans et je te comprends.
Tu as parfaitement compris les opportunités pour les personnes et les entreprises au travers d’un vrai leadership, noble, passionnant. Mais mon cher Didier, même si tu as raison, lorsque je regarde le monde à mon âge, je m’interroge.
Combien penses-tu qu’il existe de personnes qui aient envie d’être un ou une leader noble, éthique, qui aient envie de s’engager, de partager leur passion, d’entraîner avec eux des gens de talents, de donner du sens à leur vie et à celles des autres ? Dis-moi, combien en croises-tu chaque année ?
Il m’interpellait avec une force et une évidence totale. Je sais que quelque part il a raison. Cet homme possède une force et une façon de réfléchir assez exceptionnelle, des évidences peut-être, mais un discernement et un recul qui lui donne une façon d’anticiper sur l’avenir. Il se leva de son fauteuil et tapant sa pipe sur son cendrier pour en vider la cendre il reprit,
Tu sais, je pense que les hommes se croient toujours plus forts, plus malins, plus intelligents que leurs prédécesseurs. Ils ne veulent pas qu’on les fasse penser, réfléchir, grandir… Ils n’ont pas envie de se remettre en question. Il me pointa du doigt et ajouta,
Se remettre en question c’est risquer l’inconnu et il faut être bien équipé intellectuellement pour oser se remettre en question. Si je te disais combien de personnes, qui se prétendaient être des amis, n’ont pas hésité à mentir, à tricher, pour ne pas payer leur dû, pour s’enfuir face à leur réalité.
Se tournant alors vers sa bibliothèque en bois massif qui respirait la cire et le cuir, exposant avec une certaine force l’intégralité de ses murs remplis de livres du monde entier,
Bien que nous soyons rendus, je le crois, en terme de comportements et de croyances, exactement au même niveau que lors de la décadence et de la chute de l’empire romain, personne ne voit réellement ce qui se passe et même si tu leurs expliques, personne ne voudrait te croire et encore moins t’entendre.
Je ne sais pas si c’est l’âge ou si je suis désabusé, mais je crois que tout le monde s’en moque. L’homme d’aujourd’hui n’a aucune conscience de demain et ne se sent aucune responsabilité des conséquences de ses actes d’aujourd’hui, enfin, sauf quelques uns que l’on qualifie d’oiseau de mauvais augure.
Les hommes font des enfants, les élèvent sans culture, sans philosophie, sans profondeur, ils en font des psychopathes de la matérialité et de la consommation, ils leurs organisent égoïstement et sans vergogne un avenir plein de déchets et de dettes qu’un jour, il faudra trier et payer. Ce ne sera pas un héritage mais un “déshéritage” que les enfants devront payer.
Si certains peuples sont riches aujourd’hui c’est parce que nos parents ont travaillé forts. Or nous sommes en train d’hypothéquer et de brader les bijoux de famille parce que certains démagogues en mal de pouvoir, rongés par l’ambition et la jalousie, nous font croire qu’on peut être riches sans effort et que la matérialité, l’aisance, la facilité est un dû.
Ils ont l’impudence de prétendre qu’on peut travailler moins et gagner plus ! Ils préfèrent l’endettement au travail.
Et comme à Rome, comme à Athènes lors de leur chute et en pleine décadence, le peuple y croit, le peuple se fait manipuler et se laisse embarquer dans un bateau qui va sombrer !
Tu vois Didier, pendant 25 ans j’ai voulu aider le monde, mais le monde s’en fou ! En dehors de quelques hommes et femmes remarquables que j’ai eu bien du bonheur à servir et à conseiller, l’être humain d’une façon générale consomme sa vie.
En dehors de quelques personnes dont la seule ambition est de laisser un héritage d’humanité, les hommes consomment, dépensent, ils consomment la planète et même si il y a tout qui pette, il croit garder le contrôle et savoir mieux que les autres.
Mon fils est mort en m’envoyant ce message. Il est mort de ses fausses croyances, il est mort du paraître, il est mort de la frime. Sa mort m’a donné la vie… c’est à croire que c’est seul et seulement face à la mort que l’homme comprend la vie, c’est à croire que seule la mort donne un sens à ceux dont la vie est vide de sens.
Veux-tu encore de cet excellent whisky ?
- Non merci c’est gentil tout est parfait.
Si j’ai un message à te communiquer à présent, à toi Didier et à tous tes amis, c’est de vivre et de partager vos passions, de respecter la vie, de donner de l’amour, de regarder l’autre avec humilité, de posséder des visions, de comprendre ta mission, de dire merci.
N’oubliez jamais de dire merci. N’oubliez jamais de respecter, d’accueillir, d’écouter et de vous enrichir sans cesse de la créativité et de la philosophie, de comprendre le présent pour imaginer l’avenir.
Sans tout cela l’homme est vide, il est creux, il n’est porteur de rien. La vie n’est pas un mirage. Même si certains ont un compte en banque très plein, plus de 99% d’entres eux sont vides, vides de sens, vides de valeurs.
Avec la mort de mon fils, j’ai compris que la mort a un sens, celui de la vie. Je te citerai pour finir Claude de Saint-Martin qui fût un philosophe français. : « Dans la graine, la vie est cachée dans la mort ; dans le fruit, la mort est cachée dans la vie. »