Ce texte est à la fois une remarquable introduction à la pensée de Benjamin Constant et une méditation philosophique passionnante sur la nature de la Modernité. Il a été écrit par le traducteur anglophone des Principes de Politique appliqués à tous les gouvernements (toutes les citations proposées ici sont extraites de ce livre). Véritable « opus magnum » publié en 1815, cet ouvrage du maître de Coppet est un concentré de l’ensemble de sa philosophie et de son expérience politique. Constant y explore de nombreux sujets : le droit, la souveraineté et la représentation, le pouvoir et la responsabilité, la propriété et la fiscalité, la richesse et la pauvreté, la guerre, la paix et le maintien de l’ordre public, et surtout la liberté de l’individu, de la presse et de la religion….
Comme Tocqueville, quelques années après lui, Constant est un penseur de la Modernité. Sa réflexion s’articule autour de l’antinomie entre la liberté et le despotisme. Constant pensait que les tyrannies comme les guerres du passé ne pouvaient plus se reproduire à l’avenir. Il pensait qu’un changement politique irrésistible avait eu lieu. Était-il trop optimiste ? Avait-il sous-évalué la force destructrice de la Révolution française ? Pouvait-il se douter que l’infamie resurgirait, un siècle après la publication de son livre, avec une brutalité infiniment plus grande que celle de tous les régimes passés ? Pouvait-il imaginer que la philosophie économique française prendrait un tour collectiviste et socialiste dans le milieu du XIXe siècle, virage intellectuel foudroyant que le pays n’a toujours pas récupéré ?
Par Dennis O’Keeffe
Traduction Mathieu Chauliac, Institut Coppet.
I. Constant sur la Modernité
On dénombre deux pôles entre lesquels se déplace sans cesse la pensée de Constant au cours de ce long texte (les Principes, ndt). Le premier c’est le despotisme, symbolisé pour l’auteur par la Révolution française, l’autre pôle est la politique émancipée, comprise par Constant comme un ordre politique régi par la règle de droit, par la primauté des droits individuels et des droits de propriété.
Constant s’intéresse principalement aux tendances modernes de l’Etat de droit
Constant cherche à éveiller politiquement son époque. Les deux exemples privilégiés auxquels il se réfère sont la Grande-Bretagne, généralement désignée par lui tout simplement par « l’Angleterre » et les États-Unis. Ce sont à ces sociétés que Constant porte une admiration particulière et pour les États-Unis, plus encore que pour la Grande-Bretagne, car il est républicain. Constant insiste sur le fait que la monarchie peut être la base d’une saine politique au sens moral. Mais il est, comme Machiavel (l’un de ses héros intellectuels), de préférence un amoureux de la république. Cette préférence s’explique certainement par sa perception de l’histoire de la monarchie française. Alors qu’il reconnaît à Louis XIV certains dons, Constant atteste que « le règne de Louis a été une catastrophe » ponctuant une longue succession d’autres catastrophes comme les politiques de Louis XI, Louis XIII et celle du cardinal de Richelieu – ouvrant ainsi la voie à la chute de la monarchie seulement trois quarts de siècle après la mort du Roi-Soleil.
Malgré son républicanisme ardent, Constant est un anglophile, car il estime que leur monarchie constitutionnelle définie par le règlement de 1688, a réussi à placer efficacement des contrôles permanents sur le pouvoir central, mettant ainsi un terme aux excès des Stuarts et aux horreurs du républicain Cromwell. Il faudrait chercher fort longtemps pour trouver en France quelqu’un d’aussi admiratif de la civilisation britannique. En outre, Constant exprime en termes plus forts encore son admiration pour la civilisation américaine naissante. Il est peu prolixe sur la continuité existant entre l’Amérique et la civilisation britannique. Là ou il se montre particulièrement éloquent cependant, c’est en ce qui concerne les objectifs des pères fondateurs de l’Amérique, car il est nettement favorable au clan républicain et aux idées du président Jefferson.
Constant et les Etats de droit du passé
Tout en se félicitant des progrès de son époque, dans le domaine des droits individuels et des droits de propriété, de la limitation du champ d’action du gouvernement et de l’Etat de droit, Constant croit fermement qu’il y a eu dans le passé, et même dans le lointain passé, des sociétés d’Etat de droit. C’est le cas avec l’Athènes antique par exemple, pour laquelle Constant exprime une admiration particulière. Concernant les autres cités grecques, et concernant Rome, Constant exprime une admiration plus prudente, soulignant que la liberté politique est moindre, et que le processus par lequel certaines catégories de citoyens participent à une politique collective s’accompagne rarement de libertés civiles, constat qui rend le cas d’Athènes d’autant plus remarquable.
La préférence de Constant pour Athènes parmi les cités grecques s’explique par leur système élaboré alliant commerce et propriété privée. Les Athéniens étaient en pointe dans les échanges commerciaux. Ils connaissaient et utilisaient les lettres de change et pouvaient ainsi déplacer le lieu d’exploitation des richesses à volonté. Pendant la guerre du Péloponnèse, ils ont transféré leurs exploitations d’Athènes aux îles de l’archipel. Pourtant, Constant affirme également que la persistance d’Athènes à fonder sa vie politique sur les détenteurs de la propriété privée a précipité la chute finale. En effet, les citoyens-députés devaient en permanence lutter contre la montée en puissance de ceux qui ne détenaient pas la propriété.
L’admiration de Constant pour Athènes est limitée par sa forte conviction que l’esclavage dans toute société a un effet très défavorable sur le moral des membres libres de cette même société. Quant aux autres sociétés du monde antique, qui entrent dans la définition du « despotisme oriental » ou encore, pour reprendre Marx, du « mode de production asiatique », la plupart des références de Constant sont succinctes. Il mentionne la Chine, avec ses immémoriales tendances à la cruauté dans la gestion sociale. Il nous offre un certain nombre de paragraphes denses dans le cadre de sa critique du travail de l’abbé Mably à propos de l’Egypte ancienne, civilisation pour laquelle Constant exprime une révulsion et horreur absolue.
Constant, un libertarien conservateur
Constant est un libéral français. Il peut également être décrit, comme un « libertarien conservateur ». Ce terme conceptuel particulier n’était pas en usage à son époque, mais il s’impose néanmoins. Son recours constant à l’exemple historique renvoie à l’idée conservatrice énonçant que l’expérience est une source de sagesse. Il se fait aussi précurseur des conservateurs modernes en insistant tout au long du livre sur l’idée que l’Etat-nation est l’unité fondamentale de la politique. Ses mots sur la vertu de patriotisme sont parmi ses plus mémorables :
« Chose bizarre que ceux qui se disaient les amis ardents de la liberté aient travaillé toujours avec acharnement à détruire le principe naturel du patriotisme, pour lui substituer une passion factice pour un être abstrait, pour une idée générale, dépouillée de tout ce qui frappe l’imagination et de tout ce qui parle aux souvenirs ! »
Dans l’Etat-nation, il est toujours pour que l’ordre civil représente la somme des droits individuels des citoyens. Cet ordre civil garantit les libertés réelles. Il dit expressément que la liberté politique fournit seulement la sécurité rendant à son tour possible la liberté civile. Lorsque Constant parle de liberté individuelle, il entend liberté civile. La liberté politique est le moyen d’aboutir à une fin : la liberté civile.
La sécurité consiste avant tout à défendre la nation contre ses ennemis extérieurs et contre les troubles internes. Dans le monde antique, (terme par lequel il désigne habituellement les Grecs et les Romains), la liberté politique était dans de nombreux cas, d’un type participatif. À l’exception de l’Athènes antique, cette liberté n’était pas accompagnée de la liberté civile. Constant juge les tentatives de faire revivre d’antiques politiques participatives à son époque comme intrinsèquement catastrophiques et anormales. Son livre XVI, qui est consacré à cette question, est sans aucun doute un chef-d’œuvre intellectuel et a d’ailleurs par la suite fait l’objet d’une refonte en tant qu’œuvre autonome : « La Liberté des Anciens comparée à celle des Modernes ».
La Révolution française constitue exactement pour Constant l’exemple de désastre qu’il redoutait, résultant de profondes erreurs historiques et philosophiques. L’erreur historique a été d’appliquer à un grand Etat moderne un système participatif direct inspiré du modèle d’une cité antique. L’erreur philosophique a été de confondre la volonté générale, qui n’est que la volonté de la majorité, avec un accord unanime entre les citoyens. Une telle aberration ne doit tout simplement pas exister. Pour Constant, il y a toujours une volonté générale, une volonté émise par la plupart des gens, et qui constitue la base du consentement politique. Cette volonté générale ne doit s’exprimer que dans certaines limites, car chaque individu doit avoir des droits sur lesquels aucun gouvernement ne peut légalement porter atteinte. En effet, une politique avisée empêche la majorité d’empiéter sur la vie privée ou sur la dissidence légitime. Le despotisme peut éventuellement surgir à l’échelle d’une majorité ou d’un élu d’une république :
« La société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse. L’assentiment de la majorité ne suffit point dans toutes les circonstances pour donner à ses actes le caractère de loi. Il existe des actes que rien ne peut revêtir de ce caractère. Lorsqu’une autorité quelconque porte une main attentatoire sur la partie de l’existence individuelle qui n’est pas de son ressort, il importe peu de quelle source cette autorité se dit émanée, il importe peu qu’elle se nomme individu ou nation. »
Deux pages plus loin, nous trouvons la plus éloquente argumentation de cette opinion, dans des termes qui pourraient facilement être prononcés par un libertarien moderne :
« La majorité ne peut faire la loi que sur les objets sur lesquels la loi doit prononcer, sur ceux sur lesquels la loi ne doit pas prononcer, le vœu de la majorité n’est pas plus légitime que celui de la plus petite des minorités. »
Constant considère la primauté du droit comme fondement de la civilisation. Dans le même temps, il souligne que la pire de toutes les erreurs résiderait dans une obéissance doctrinaire et sans bornes à la loi. Par définition, cette notion constitue une violation du concept de primauté du droit. La société ne peut utiliser son appareil judiciaire afin d’imposer sa volonté à quiconque, pas même un seul membre de la société, concernant ce qui échappe à sa compétence juridique :
« La société n’a pas le droit d’être injuste envers un seul de ses membres, la réunion de tous moins un n’est pas autorisée à gêner ce dernier dans ses opinions, dans celles de ses actions qui ne sont pas nuisibles, dans l’usage de sa propriété ou l’exercice de son industrie, sauf les cas où cet usage ou cet exercice gênerait un autre individu revêtu des mêmes droits. »
Le despotisme et le « sanctuaire intouchable » de l’homme
Constant croit que les contraintes juridiques et autres contrôles coercitifs n’ont une importance qu’externe. Il cite Montesquieu pour arguer que la loi, par exemple, réglemente seulement des comportements externes. Ceux qui aujourd’hui défendent la notion d’autonomie individuelle se féliciteront de cette approche. Constant pour sa part fait valoir que la « nature » (sic) nous a donné une vie intérieure inamovible, faite de pensées et de réflexions, qui nous est exclusive :
« La nature a donné à la pensée de l’homme un asile inexpugnable. Elle lui a créé un sanctuaire impénétrable à toute puissance. »
Constant croit donc qu’en fin de compte, la liberté est invincible, parce que même face au despotisme le plus acharné, les gens iront tout simplement se réfugier dans le sanctuaire intouchable de leur être intérieur, et penseront comme ils le souhaitent.
Constant est bien conscient qu’il existe des états où la liberté est institutionnalisée et d’autres où le despotisme est la norme établie. Il note que dans la Chine de son temps, des contrôles de l’opinion des gens existent, et ont été obtenus et fixés par un système vicieux. La peine capitale est systématique pour quiconque attaque l’empereur ou les autorités impériales, et le moindre écrit dissident est sévèrement puni.
Dans ces sociétés identifiées par Constant, ce dernier espère un gouvernement de droit sur des êtres humains libres. Pour qu’une politique civilisée puisse apparaître et prospérer, les principes de liberté doivent être garantis comme inviolables. Constant reprend ce thème en permanence tout au long de cette œuvre gigantesque, et y consacre un livre entier (Livre XVII).
Les Droits selon Constant dans le régime politique
La conception que Constant se fait des droits rejoint le point de vue émis dans les documents fondateurs de la république américaine. La liste de ces droits est brève, mais il s’agit de droits imprescriptibles. Ceux qui, devant juger un crime, bâcleraient le procès et passeraient outre les preuves, pénalisant d’autant les accusés en les déclarant coupables à l’avance, se rendraient coupables de violer la loi. On notera aussi l’insistance de Constant concernant l’indépendance de la magistrature, le système de jury et sur la possibilité de faire appel des jugements rendus.
Le recensement le plus direct des droits figure dans le livre II, chap. 6 :
« Les droits individuels consistent dans la faculté de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ou dans la liberté d’action, dans le droit de n’être astreint à la profession d’aucune croyance dont on ne serait pas convaincu, cette croyance, fût-elle celle de la majorité, ou dans la liberté religieuse, dans le droit de manifester sa pensée, par tous les moyens de publicité, pourvu que cette publicité ne nuisît à aucun individu et ne provoquât aucune action coupable, enfin dans la certitude de ne pas être arbitrairement traité, comme si l’on avait excédé les bornes des droits individuels, c’est- à- dire dans la garantie de n’être arrêté, détenu ni jugé que d’après les lois et suivant les formes. »
Ces croyances se retrouvent par extension dans les opinions économiques de Constant, en particulier dans le livre XII dans lequel Constant dénonce avec passion la sur-réglementation de l’économie et le harcèlement des citoyens qui cherchent à produire des richesses :
« Les philosophes les plus éclairés du siècle dernier ont démontré jusqu’à l’évidence l’injustice des restrictions qu’éprouve cette liberté d’entreprendre dans presque tous les pays. »
Constant sur l’économie
On ne peut pas dire que Constant propose une théorie économique complète. Il compense cela cependant, en proposant d’intéressantes réflexions sur la place du droit dans la philosophie libérale moderne. Il est parfaitement conscient que ce que nous appelons aujourd’hui « l’économie de marché » ou « capitalisme » est consubstantiel à la Modernité telle qu’il la comprend. Le terme « droit de propriété » qu’il affectionne est une façon de désigner le système de libre marché. Il insiste sur le fait que le capital devrait pouvoir prospérer, libre d’impôt :
« Les capitaux ne sont que des valeurs accumulées, prises graduellement sur le revenu. Mais plus ce capital est entamé, plus le revenu diminue, moins l’accumulation peut donc avoir lieu, moins les capitaux peuvent se reproduire. L’État, qui impose les capitaux prépare donc la ruine des individus. Il leur enlève graduellement leur propriété. Or la garantie de cette propriété étant l’un des devoirs de l’État, il est manifeste que les individus ont le droit de réclamer cette garantie contre un système de contribution dont le résultat serait contraire à ce but. »
L’aversion de Constant pour le despotisme est multiforme. Il se déplace de considérations morales aux questions d’économie politique. Un exemple clair :
« L’arbitraire est au moral, ce que la peste est au physique (…) D’un point de vue économique, le despotisme est profondément perturbateur et destructeur de prospérité. L’iniquité et le mal ont vocation à se propager. Un homme arrêté à tort, a des créanciers dont la fortune dépend de lui, et de ses partenaire en affaires »
Une fiscalité excessive et injuste a des effets destructeurs. En fait l’approche globale de Constant sur la fiscalité, affirme que celle-ci devrait être minimaliste afin de défendre la liberté de commerce et de production dans tous les marchés, y compris le marché du travail. Pour marquer sa rupture avec les économistes modernes, Constant propose également au lecteur un cours approfondi sur les intermédiaires dans la distribution de biens et de services, agents économiques dont les compétences spécialisées incarnent les bienfaits de la division du travail.
Tout comme Adam Smith, Constant est bien conscient que les hommes d’affaires et les employeurs sont souvent corrompus et il est profondément opposé à leurs tendances à exploiter des travailleurs sans défense en pressurant leurs salaires sur par effet de « cartel » comme nous pourrions le dire aujourd’hui. Constant insiste à maintes reprises sur le fait que les prix (dans le cas du travail il s’agira des salaires) fixés par le libre marché sont les plus efficaces mécanismes de la vie économique. Ainsi les avantages du système de libre concurrence sont inhérents au système lui-même. Cependant comme Adam Smith, Constant sait que les entrepreneurs individuels souhaitent acquérir des monopoles et des avantages injustes en subornant les gouvernements.
C’est le système de libre marché qui protège la société libre. La notion de mobilité de la propriété est d’importance capitale, car elle modifie le caractère de la propriété. De cette manière, elle cesse d’être un simple usufruit. La mobilité des capitaux, qui par nature échappe au contrôle gouvernemental, constitue cependant une source de revenu pour l’Etat. Constant résume ainsi ce mécanisme :
« L’on a remarqué mille fois que l’argent qui est l’arme la plus dangereuse du despotisme est en même temps son frein le plus puissant ».
Constant à propos de la citoyenneté
Constant croit que des dangers menacent la liberté et la propriété, et que ces dangers proviennent des classes les moins aisées. Il estime en conséquence que l’accès aux responsabilités politiques doit être limité de façon à éviter que rien ne vienne empiéter sur les droits de propriété. Selon Constant, la majorité de la population n’a pas vocation à la participation politique ou au gouvernement. Constant aime et admire la classe ouvrière. Il fait l’éloge de son courage dans les difficultés économiques constantes et applaudit leur vaillance militaire avérée et leur patriotisme. Cependant d’un point de vue politique, il lui donne un rôle surtout passif. C’est parce que la majorité laborieuse n’a pas le temps ni les ressources nécessaires pour s’adonner au loisir de la réflexion qu’elle ne peut répondre aux exigences des fonctions gouvernementales. C’est tout simplement une question de manque de biens :
« La propriété seule assure ce loisir. La propriété seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques. Les propriétaires seuls peuvent être citoyens. Que si l’on objecte l’égalité naturelle, l’on raisonne dans une hypothèse inapplicable à l’état actuel des sociétés. »
La réflexion et l’application politique sont l’œuvre d’une minorité éclairée. Constant insiste, cependant, sur le fait que cette minorité éclairée est plus large que le gouvernement, qui lui est géré par une minorité de la minorité éclairée et doit toujours être contrebalancé par la majorité de la minorité éclairée. Ces paramètres politiques doivent, selon Constant, être conservés en place en attendant une forte augmentation de la production de richesses et de la productivité économique, qui par conséquent amènerait un élargissement du temps de loisirs, ce que lui-même reconnaît inenvisageable.
Malgré tout, Constant sait que les choses changent. Il est pleinement conscient qu’une lutte des classes féroce caractérisait l’Antiquité. Il affirme qu’à son époque, la guerre de classe est moins tangible qu’elle ne l’était dans l’Antiquité. En Grèce et à Rome, ceux qui étaient pauvres mais libres se voyaient taxés par les riches, ce qui a inévitablement provoqué des conflits. Mais à l’époque de Constant, les riches proposent du travail aux pauvres. Ainsi est née une certaine interdépendance mutuelle.
Bien sûr, les pauvres ont pour Constant parfaitement le droit de progresser socialement grâce à l’utilisation de leurs propres talents et par un travail acharné. Ils doivent cette liberté aux classes possédantes. Le droit qu’il ne leur reconnaît pas est celui d’exproprier les détenteurs de biens. C’est pourtant ce qu’ils feraient s’ils se voyaient attribuer à tort des libertés politiques.
Liberté et liberté de la presse
Constant considère la liberté comme le plus petit dénominateur d’une politique décente. Un aspect crucial de cette liberté pour Constant, c’est la liberté de la presse, dimension essentielle de la vie politique moderne, du moins dans la mesure où « modernité » désigne les dernières tendances de la civilisation européenne et américaine :
« Tous les moyens de défense – civils, politiques ou judiciaires – deviennent illusoires sans la liberté de la presse. »
A moins de faire face à une presse libre, le gouvernement peut agir sans jamais rendre de comptes. La liberté de la presse qui doit être vue comme imprescriptible, est également un facteur de l’efficacité du gouvernement. Constant affirme que la raison du déclin ou de la prospérité de certains grands empires européens s’explique par la tolérance à cet endroit, pratiquée par certains et pas par d’autres. Bien qu’il rejette l’utilitarisme, il admire le travail de Bentham sur la question des relations entre pouvoir et liberté de la presse, qu’il cite régulièrement :
« Comparez les gouvernements qui font obstacle à la publication de la pensée et ceux qui lui donnent libre cours. Vous avez d’un côté l’Espagne, le Portugal, l’Italie. Vous avez d’autre part l’Angleterre, la Hollande et l’Amérique du Nord. Où se trouvent le plus de prospérité et de bonheur ? Quelle est la société la plus civilisée ? »
Constant sur la guerre et la paix
Constant est s’intéresse à l’histoire à la fois comme source d’étude et d’inspiration. Comme beaucoup de libéraux modernes, il est un conservateur au niveau social et culturel. D’une certaine façon il est comparable à Janus, pour cette ambivalence. Ce constat est évident dans son attitude concernant la guerre, en particulier dans le Livre XIII, dans lequel son introduction définit la guerre comme inhérente à la nature de l’homme. Il poursuit en soutenant, chose étrange, que la guerre dans le passé européen a souvent été une noble chose. Il soutient en fait que la guerre est aussi bonne ou aussi mauvais que ses motivations. Ce truisme est trop souvent oublié. Le fait marquant à propos des truismes, après tout, c’est qu’ils s’avèrent vrais :
La guerre est comme toutes les affaires humaines. Elles sont toutes, à leur époque, bonnes et utiles. Cependant elles sont toutes mortelles.
Dans tous les cas, Constant observe que la guerre est scandaleusement coûteuse à l’époque moderne et que les gens ne veulent plus payer pour la guerre. Il souligne également que la guerre était une condition essentielle de l’accès aux ressources dans l’Antiquité. La guerre a cédé la place au commerce comme un moyen plus commode d’en obtenir l’accès.
Constant sur la religion et les Lumières
Constant est incontestablement un homme des Lumières. Il n’appartient pas à son aile mécaniste cependant. Par exemple, il dit que s’il fallait choisir entre la persécution et la protection, la persécution serait davantage bénéfique à la vie intellectuelle (p. 306). Quant à la religion, en dépit de son admiration simple pour les plaidoyers de Voltaire en faveur des personnes persécutées pour leurs croyances religieuses, Constant se situe fort loin d’un réflexe de scepticisme. Il a beaucoup écrit sur la religion et son débat dans Principes Politiques, bien que d’inspiration laïque, exprime un attachement à la liberté de culte et à un retrait de l’Etat chaque fois que possible dans les questions de religion, et n’est pas ni hostile au christianisme, ni athée, ni même agnostique.
Parfois, nous trouvons des accents lyriques chez Constant lorsqu’il parle de religion et de culte – « toutes nos consolations durables sont religieuses » – et voit même la religion comme le cœur de toutes les choses humaines, comme le fera aussi trois quarts de siècle plus tard un autre maître de la langue française, Emile Durkheim (Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse). Sur le plan pratique Constant croit que seules les personnes hautement instruites et réfléchies peuvent vivre en bonne moralité sans religion, alors que la majorité inculte ne le peut pas. On pourrait interpréter ce trait comme faisant de lui un compagnon de route du scepticisme religieux mais en dernière instance il ne semble pas disposé à engager sa réflexion sur les mystères ultimes. (…)
II. Quelques commentaires indicatifs : Constant et le caractère problématique de la Modernité
Les pages précédentes évoquent l’antinomie fondamentale selon Constant entre la liberté et le despotisme en politique. On peut raisonnablement déduire que selon l’auteur, au cours de l’histoire humaine, le despotisme a plutôt eu le dessus sur la liberté. Une question intéressante de notre point de vue, serait de savoir si ces deux opposés, la liberté et le despotisme, prises en combinaison, sont l’expression des deux faces de la Modernité, ce qui revient ainsi à dire qu’il y aurait une Modernité bonne et une mauvaise. En particulier existe-t-il un mal moderne, mal compris ici dans son sens orwellien, comme catégorie politique ? C’est là une question qui m’a préoccupé pendant longtemps. (Voir George Orwell 1984, James McNamara et O’Keeffe Dennis « Orwell et le Mal », Encounter , Décembre, 1982).
Le poids des maux nous force à identifier le XXe siècle comme celui dans lequel les pires régimes de tous les temps ont surgi. L’un des aspects les plus caractéristiques de l’ère moderne est l’ampleur d’un phénomène de régression aux côtés de nombreux exemples de promotion sociale et morale. Est-ce que cette régression justifie la thèse des ultra-conservateurs – qui n’est certainement pas celle de Constant – selon laquelle le progrès est un mythe dangereux et contre-productif ?
Prenons le cas britannique, bien que les mêmes tendances se retrouvent dans tout l’Occident. La vie privée et le niveau des mœurs y sont globalement en déclin. L’éducation des masses, qui a été l’une des plus grandes de toutes les réalisations victoriennes est en passe d’être anéantie comme si elle n’avait jamais eu lieu. En ce qui concerne la culture populaire : comment allons-nous comparer l’innocence de ce qui se faisait il y a cinquante ans avec le délabrement moral d’aujourd’hui ?
(…) Moins d’un siècle après sa mort, un déchaînement de haine totalitaire a éclaté en Russie, reprenant et dépassant les excès de la Révolution française. Constant, qui avait vu de près cette dernière, disait qu’elle avait été la conséquence d’une fermeture politique et non morale.
On peut imaginer que Constant aurait été très surpris par la faillite morale de l’homme du XXe siècle. Il peut être suggéré qu’il avait une trop haute opinion de la classe instruite, en qui il a plaçait sa confiance. Pourtant, il savait parfaitement que les gens de lettres font souvent des erreurs fatales en matière de politique. Ses attaques répétées contre les erreurs de Hobbes, Rousseau et Mably révèlent une conscience aigue des dangers que représentent les postures intellectuelles erronées. Dans le cas de Hobbes un mot, « absolu », ruine la thèse selon laquelle la société doit disposer de pouvoirs de coercition sur ses membres. De même concernant Rousseau : « il estime que la société doit posséder un immense pouvoir politique, et par là il s’égare ».
Le XXe et XIXe siècles ont produit un très grand nombre d’intellectuels despotiques et intolérants. Constant était si heureux de déceler ce qu’il croyait être le soubassement de la Révolution française qu’il s’est fié aux apparences, (selon toute probabilité, c’est là une supposition) prenant celle-ci pour une simple anomalie isolée. La vérité est bien pire. La Révolution était en fait la prémice, d’une nouvelle forme de despotisme, se distinguant par l’adoption au niveau national d’idéologies brutales.
Si Constant avait pu pressentir les horreurs à venir, il aurait certainement été consterné. Il savait très bien que les formes totalitaires de la politique reviennent parfois dans l’histoire. Mais il surestime leurs tendances à s’autoréguler :
« L’on peut affirmer que, lorsque de certains principes sont complètement et clairement démontrés, ils se servent en quelque sorte de garantie à eux- mêmes… Au moment même où la lutte de la Révolution française remettait en fermentation tous les préjugés encore existants, des erreurs de même nature n’ont pas osé se reproduire, uniquement parce que la démonstration en avait fait justice. Ceux qui défendaient les privilèges de la féodalité n’ont pas songé à proposer le rétablissement de l’esclavage dont Platon dans sa République idéale, et dont Aristote dans sa Politique, ne supposaient pas qu’on pût se passer. »
Les conséquences défavorables de l’esclavage avaient été démontrées dans l’histoire, de telle sorte que même les plus réactionnaires des forces sociales en France ont adhéré à de telles preuves. Ainsi, le parti réactionnaire français du XVIIème siècle, même face à des menaces massives à l’encontre de son statut, n’a pas répliqué à l’hostilité qui lui était adressée par un appel au retour de l’esclavage.
Dans certains cas on peut dire que Constant force quelque peu le trait. Pourquoi soulever la question de l’esclavage ici ? Sans nul doute, l’abandon de l’esclavage dans la chrétienté était une avancée à l’époque. En Europe occidentale, l’esclavage avait été pratiquement oublié. Peut-être que l’utilisation d’esclaves africains par les nations européennes avaient suscité une certaine inquiétude dans l’esprit de Constant. Peut être que la servitude, qui est le véritable repoussoir d’hommes comme Rousseau, dérangeait aussi Constant. Il semble bien que l’histoire française moderne ait discrédité ce genre d’idées.
Les petits progrès ne peuvent être tenus pour acquis.
Nous pouvons maintenant voir avec un certain recul que bien peu d’avancées morales au fil de l’histoire ne peuvent être tenues pour acquises. Certes, la suppression de l’esclavage ne peut être revendiquée comme une tendance irréversible, bien que cette avancée soit un fait politique jugé universellement bon. On pourrait reprocher à Constant, un excès d’optimisme dont il fait preuve dans le livre, un optimisme trop naïf pour contrer les phénomènes totalitaires du XXe siècle.
Après tout, l’esclavage a été une composante de l’agenda nazi et communiste. Ces tyrannies n’ont pas pour autant restauré le modèle antique de l’esclavage selon lequel l’esclave est la propriété d’un maître. Une telle condition est en soi par trop inacceptable. C’est pourquoi l’Empire britannique l’a abandonné et aboli et c’est pourquoi dans le milieu du XIXe siècle, les Américains ont mené une guerre terrible pour s’en séparer, avec en résultat la seule solution moralement possible.
Le récit de l’histoire moderne, en particulier celui du XXe siècle, nous enseigne cependant que le re-esclavage de l’être humain est de loin pire que l’histoire de l’esclavage. Etre la propriété d’une personne signifie généralement au moins d’être protégé dans une certaine mesure par ses propriétaires. Les Soviétiques et les nazis ont quant à eux ressuscité l’esclavage bureaucratique, insouciant, punitif et inhumain, des despotismes anciens de l’Orient, un genre d’esclavage que les Grecs et les Romains avaient pour l’essentiel rendu marginal.
Pour citer un autre exemple de « progrès » permis par l’observation de l’histoire, Constant observe que les armées de la Révolution française n’ont pas soumis les territoires conquis au même traitement impitoyable qui s’abattait sur les vaincus dans l’Antiquité :
« Même lorsque des circonstances extraordinaires et des passions particulièrement violentes et haineuses agitent le cœur humain, comme par exemple lors de la Révolution française, le sort des pays conquis n’est en rien comparable à ce qu’elle était dans l’Antiquité. »
Il doit être rétorqué à que le XXe siècle par contre, abonde en contradictions de cette observation. Par exemple, les événements du pacte germano-soviétique en 1939 et le partage de la Pologne, les territoires annexés par l’Allemagne nazie et le Japon impérial dans la première moitié du XXe siècle, permettant ensuite l’expansion communiste sur une plus longue période, sont des évènements qui détromperaient Constant dans sa croyance qu’un changement politique irréversible a eu lieu.
Constant prévoit, à tort la fin de la guerre, parce qu’il pense que la Révolution française ne fournit pas un modèle de société suffisamment séduisant fournisseurs dans les années à venir. Nous pouvons affirmer qu’il a dés lors transféré son aversion pour cet évènement français dans ses prédictions générales concernant l’avenir. Toutes les caractéristiques de la Révolution française sont revenues plus intensément au cours du XXe siècle. Le totalitarisme, le bellicisme militaire et l’expansionnisme territorial se sont à nouveau combinés en une même dynamique implacable et sinistre.
L’imagination de Constant en politique est optimiste. Tout dans l’Antiquité, dit Constant, concourait à la guerre, tandis qu’aujourd’hui tout concoure à la paix. Constant est d’avis que dans monde dominé par le commerce et où la guerre est reléguée au second plan, alors une politique normalisée et pacifique prend le relais. Il semble probable que Constant prend effectivement la Pax Britannica comme une donnée définitive des tendances futures. Pour nous, qui pouvons prendre du recul sur cette époque, c’est chose acquise que la suprématie de la Grande-Bretagne au XIXe siècle a contribué à la paix internationale.
Mais juger le passé à l’aune du présent est dangereux, car on risque toujours de commettre l’erreur selon laquelle la tendance actuelle constituerait la voie de l’avenir. La paix est, en effet, la situation optimale de la propriété privée, même si la propriété peut trouver des intérêts dans la guerre. Qu’il s’agisse de paix ou de guerre cependant, de quelle autre manière la propriété serait-elle mieux défendue que par un gouvernement minimaliste garantissant simplement l’intégrité ? Nous avons vu au cours du XXe siècle les différentes manifestations du totalitarisme : la guerre, étrangère ou civile et après la consolidation du régime, une guerre interne menée contre des populations sans défense. Constant ne pouvait pas imaginer cela, étant donné son optimisme politique, il s’est en l’occurrence lourdement trompé.
Les peuples, dit-il, sont désormais « assez civilisés pour trouver la guerre affreuse » et aussi « assez fort pour ne pas craindre d’invasion par d’autres hordes barbares ». La tendance historiciste a cette particularité consistant à analyser les tendances réversibles comme étant irrésistible. Comment qualifier la marche à l’Est des nazis autrement que comme une invasion barbare ? Comment qualifier l’engloutissement par l’Armée Rouge d’une grande partie de l’Europe et l’imposition d’une étouffante anti-culture sinon comme une conquête militaire barbare ? Des millions d’Européens ont vécus en servitude pendant les cinquante années suivant 1940. Si ce n’était pas un retour à la barbarie, comment pourrait-on qualifier cela ?
Constant estime que les gouvernements peuvent conserver un intérêt pour la guerre, mais que les citoyens n’en n’ont pas. Ce n’est pas faux. Mais cela s’est avéré être une vérité toute relative dans les sociétés civilisées du début du XXe siècles, certes pas dans toutes les sociétés.
Constant est trop optimiste.
Constant identifie correctement le caractère irénique des sociétés capitalistes modernes, mais est follement plus optimiste sur l’éventualité de régressions. Il n’anticipe pas le remplacement des économies de marché matures par des modèles de type socialiste, comme en Allemagne, ni l’inversion des premiers stades de développement capitaliste, comme en Russie. Dire cela, c’est de ne pas le dénoncer. Il n’a pas vocation à être davantage un devin que tout autre penseur. Mais l’optimisme général de ses affirmations passe outre les évènements violents qui font l’histoire des hommes. Sa thèse n’est pas infirmée totalement, mais elle est gravement mise à mal par l’irruption des totalitarismes du XXe siècle. L’ampleur du développement économique dans le dix-neuvième siècle dépasse largement les attentes de Constant. Étant donné que cela vaut aussi pour la Pax Americana de la moitié du vingtième siècle, nous pouvons attribuer à sa thèse une sorte d’exactitude sur le long terme.
Les risques de l’optimisme en politique
L’optimisme de Constant n’est tout simplement pas assez prudent. Sa conviction que le commerce proscrit la guerre n’était pas validée dans l’Antiquité. Les Phéniciens et les Carthaginois étaient les plus grands commerçants du monde méditerranéen et ils étaient dans le même temps belliqueux. Idem concernant les Athéniens. Idem sous la Renaissance, avec l’exemple de Venise. De nos jours, ces observations ne se retrouvent plus dans un cadre de libre-marché. Même si le monde a changé, on peut dire que le XXe siècle a montré des exemples durables en de nombreux endroits du globe, de régimes coercitifs et cruels que Constant réprouvait.
Il existe de nombreux pays qui étaient davantage prospères et paisibles il y a un siècle que de nos jours. Une grande partie du monde semble maintenant en route vers les thèses de Constant, mais la ligne dure et les versions dogmatiques de sa pensée, telles que démontrées par Fukuyama, s’avèrent dangereusement triomphalistes.
Si le monde avait écouté Constant
Il est vrai que les événements funestes de l’époque moderne- l’Holocauste, le Stalinisme, la terreur nazie et la révolution culturelle de Mao – ne serait peut être pas arrivés si les gestionnaires des affaires humaines avaient prêté attention à des écrivains comme Constant. En ce sens, Constant apparaît comme une voix que nous devrions tous écouter. Mais le problème aujourd’hui, comme depuis la seconde moitié du XIXe siècle, c’est que certaines personnes, surtout parmi les classes dites intellectuelles, ne sont plus convaincues par aucun message.
Constant et la présomption d’innocence
Constant considère avec effroi l’anarchie qui caractérisait la Révolution française. Il n’a pas été en mesure de prévoir combien pire seraient les crimes du XXe siècle. L’inflexibilité de Constant à défendre la primauté du droit et la régularité de toutes procédures doit être reconnue comme admirable. Sa compréhension du fait que la réalité nouvelle peut être historiquement ancienne, sa compréhension de du jeu de progrès et réaction que nous avons connu depuis sa mort, est nécessairement limité. Il n’avait pas vu assez ces phénomènes de « nouveau dans l’ancien » et « d’ancien dans le nouveau » ni pu saisir la capacité de folles idéologies à interférer avec l’histoire, pour en inverser le cours apparent.
Il y a une nouveauté dans la Révolution française, sur laquelle Constant ne s’attarde pas suffisamment. Les procès-spectacle de l’époque communiste sont certainement inspirés de ceux de la Révolution française. Les Nazis ont utilisé aussi des simulacres de procès, par exemple après l’attentat à la bombe sur Hitler, mais de façon beaucoup moins régulière. Des exemples existent plus loin dans le passé, avec notamment Socrate et Galilée. Avant l’époque moderne, les procès-spectacles étaient souvent liés à l’hérésie religieuse.
Constant est bien conscient de cela. Il sait aussi que les tyrans ont depuis des temps immémoriaux souvent eu besoin de recourir à des entorses au droit. Pour nous, qui avons été témoins du totalitarisme, nous voyons parfois comme évidentes des choses qui ne l’étaient pas pour Constant. Il dénonce les torts du despotisme en ce qu’il subvertit la loi et foule aux pieds les droits de l’homme. D’une certaine manière, cependant, il manque ce que Orwell a explicité au milieu du vingtième siècle avec brio, à savoir que les pires actes de despotisme seraient en réalité couverts par des « lois » qui les rendraient légaux. Cela est vrai aussi pour les actes de despotisme moderne avec leurs parodies de législations et de procès. Si les accusations absurdes portées contre les individus par les nazis s’étaient avérées vraies, les peines prononcées n’en auraient pas moins été odieuses. De même, si tous les accusés des procès de Moscou avaient été coupables, ces procès n’en auraient pas été moins monstrueux.
La lacune la plus importante de Constant, même si nous pouvons la lui pardonner, concerne une douloureuse caractéristique de la Révolution française. Constant élude, par un traitement superficiel, ce que cent vingt ans plus tard, un autre grand écrivain français, Albert Camus, viendra souligner dans les années 1950. L’une des innovations dans l’infamie apportée par le communisme était la manière dont l’innocence était appelée si souvent à devoir se justifier. Plus précisément, la notion même d’innocence était bannie du domaine juridique. L’innocent a vocation à se condamner. Voilà certainement des pratiques que les Staline et Mao sont allés chercher dans la Révolution française.
L’argument de Camus énonce que le fascisme (ou nazisme) est la glorification du bourreau par le bourreau. Le communisme, a-t-il ajouté, est la glorification du bourreau par ses victimes (Albert Camus, « L’homme révolté »). Constant dit à juste titre que dans le passé, les pires crimes ont été commis au nom du plus grand nombre en vertu de la puissance d’un despote unique. Ceci est une preuve supplémentaire de la longue genèse du socialisme totalitaire. Mais l’histoire soviétique était sans précédents historiques. En ce sens, il faut vraiment identifier les phénomènes totalitaires comme réellement nouveaux. Or, l’optimisme exagéré de Constant affirmait que les tyrannies de ce genre ne pourraient plus se reproduire à l’avenir.
La civilisation moderne est-elle nouvelle ?
Dans le cas d’une modernité réussie et civilisée pouvons-nous observer l’émergence de nouvelles formes de bonté morale semblables à ce que fait remarquer Constant concernant la détestation progressive de l’esclavage par exemple ? Ou bien la bonté est-elle fixée dans un cadre aussi ancien que l’humanité et guidée par les institutions politiques afin de donner naissance à la liberté de la presse ou la liberté d’enseigner qui sont de vraies innovations ? Il apparait qu’instituer le droit de propriété est une avancée centrale :
« Sans propriété, l’espèce humaine existerait stationnaire et dans le degré le plus brut et le plus sauvage de son existence… L’abolition de la propriété serait destructive de la division du travail, base du perfectionnement de tous les arts et de toutes les sciences. »
Ces paroles constituent une brillante critique, avant la lettre, de la fantaisie marxiste. Constant s’inspirait de Godwin, même si, comme Etienne Hofmann le souligne, l’idée erronée que l’on peut abolir la propriété est présente au dix-huitième siècle chez Morelly et Mably.
Depuis l’époque de Constant, d’autres formes de ce que certains nomment « avancée morale » ont fait leur apparition. Comment devons-nous considérer la suppression généralisée de la peine capitale et des châtiments corporels dans les sociétés libres ? Constant ne parle pas de châtiments corporels en tant qu’institution, mais son ton est toujours solennel quand il réfléchit sur la façon dont les citoyens devraient se comporter. D’autre part, il dit que la peine doit toujours se rapporter à des lois établies, qu’elles doivent toujours être proportionnées à l’infraction et ne doivent pas être de nature à atteindre moralement les témoins. Ainsi, toutes les formes de torture doivent être interdites. Il est révolté que la torture puisse être utilisée par le prosélytisme religieux contre les hérétiques, afin d’obtenir des modifications de leurs opinions. D’autre part, s’il estime que la peine capitale devrait être réservée à un petit nombre de crimes, il n’est pas convaincu par son abolition générale.
Que penser aujourd’hui, cependant, des innovations technologiques permettant de contrôler des coupables d’agressions ou de viols laissés libre ? Ou de ces experts qui préfèrent une prolifération d’assassinats à quelques exécutions ? À quel moment l’a priori d’horreur d’une action de l’Etat, comme l’exécution ou la flagellation, se met à peser davantage que le poids des conséquences de son abolition ? Aujourd’hui, n’est-il pas vrai que les résultats de ce démantèlement progressif de nos protections contre l’agression, captent irrésistiblement notre attention ?
Les droits individuels et en particulier sur le droit de propriété.
Lorsqu’il évoque les peines encourues, Constant se montre modéré. Son argument central est que les coupables ne doivent pas perdre tous leurs droits. Son plus grand intérêt, toutefois, dans la question de l’ordre social, concerne toujours le sujet de la propriété. Bien que Constant soit peu prolixe, il a clairement l’intuition que dans le complexe enchevêtrement d’accord et de coercition qu’est la civilisation, il existe un accord crucial : la propriété. Les références au caractère indispensable de la propriété sont légion dans le livre. La thèse est qu’on ne peut pas préserver la civilisation moderne sans préserver l’ordre du marché. Curieusement, les projections à long terme de Constant sur cette question se sont avérées largement vraies pour les francophones du monde anglais, bien que dans le vingtième siècle ils eurent recours à une économie de type quasi-socialiste dans des proportions que Constant aurait trouvé alarmantes. Je dois également dire ici que les décisions britanniques actuelles en matière d’économie ne sont tout simplement pas compatibles avec la survie d’une société libre.
Malgré tout, la règle de droit a survécu et avec elle l’institution vitale de la propriété privée dans la plupart des pays où l’anglais est la langue principale tout au long des XIXe et XXe siècles. Si nous limitons les projections optimistes de Constant sur l’avenir au monde anglophone, celles-ci s’avèrent largement vérifiées. Et mêmes, elles dépassent globalement ses attentes, car si Constant s’est montré trop optimiste sur les questions de politique et de société, il s’est aussi montré trop pessimiste ou prudent sur les questions économiques. Il croit au libre-marché, mais dans sa prudence il sous-estime massivement le système que cela suppose.
Constant voit juste la plupart du temps, sur les interactions entre de nouveaux éléments moraux et politiques, et l’économie de marché basée sur la propriété privée.
Il est donc juste, in fine, de donner raison à Constant dans son hypothèse qu’une tendance générale est en train de naître à l’étranger, grâce à un développement du commerce fondé sur la propriété privée et protégé par des libertés politiques. On peut même célébrer sa perspicacité, avec cependant une restriction majeure. L’une des grandes conséquences de cette évolution sera que la possibilité de la guerre sera beaucoup plus atténuée. Plus les États adhèrent aux droits de propriété et aux droits des personnes et moins la volonté d’oppression peut se faire jour dans le monde. Ainsi, je m’attends à ce que le gouvernement britannique abandonne rapidement l’expansion du secteur public si cyniquement entamée dans sous l’administration Blair.
Constant a raison à propos des conséquences du développement extraordinaire de l’économie de marché, bien que nous ayons déjà mentionné que cette question exige d’être traitée avec prudence. Nous savons des choses que Constant ne pouvait pas savoir. Nous savons que les théories françaises sur l’économie sociale ont pris un tour collectiviste et socialiste dans le milieu du XIXe siècle, virage intellectuel foudroyant que le pays n’a toujours pas récupéré. Pendant une grande partie du XXe siècle les supports essentiels de la société libre ont été systématiquement éliminés en France. En conséquence, on pourrait affirmer que la crise des idées françaises au cours des cent cinquante dernières années, et en particulier au cours des soixante-cinq dernières, a rendu impossible à ce grand pays de prendre sa juste place dans le monde. Nous connaissons, ce que Constant ne pouvait pas, les horreurs totalitaires du XXe siècle. Nous connaissons les plaidoyers passionnés en faveur de politiques totalitaires dans de nombreux pays, mais surtout en France, Allemagne et Russie, à la fois avant et après leur institutionnalisation. Là où Constant a cependant raison, c’est au niveau de ses recommandations. Si une société repose sur la règle de droit, sur les libertés fondamentales des citoyens et sur le droit de propriété, si elle garantit la paix civile et la sécurité, alors les conditions seront réunies pour l’émergence d’un gouvernement légitime, au champ d’action limité.
Les « Principes de politique » (1810), une préfiguration de Fukuyama
Si, d’une façon embryonnaire Constant est en effet une sorte de Fukuyama de son époque, prophète d’une modernité essentiellement vertueuse et louable, que ce soit en termes de morale individuelle ou collective, il est susceptible cependant d’exaspérer certains lecteurs conservateurs. Une telle perspective ne peut comporter ipso facto qu’une conception du progrès d’un genre contraire à la pensée conservatrice. Le concept de « progrès » découle clairement d’un historicisme optimiste, même si Constant lui-même est manifestement au courant de phénomènes de régression. Il est clair aussi, qu’il observe de nombreux gouvernements s’écarter des principes de la civilisation moderne, malmenant l’État de droit, les droits des personnes et des biens. Constant insiste tout au long de ce livre sur le risque que la liberté puisse mourir. Son maintien en vie nécessite une vigilance constante de la part de ses bénéficiaires les plus forts et les plus intelligents.
Constant et la liberté
Constant ne sait que trop bien que la liberté peut mourir. L’opinion publique est essentielle à son maintien.
« Une nation léthargique, où il n’y a pas d’opinion publique, influencera négativement son gouvernement. Ayant été incapable de garder éveillée la nation, le gouvernement finit par sombrer avec elle. Ainsi, silencieusement, les subventions dégénèrent et tout se dégrade dans un pays qui ne permet plus de rendre publiques ses opinions, et tôt ou tard, un tel royaume devient semblable à ces plaines d’Egypte, où l’on aperçoit une immense pyramide bâtie sur une poussière aride, régnant sur le silence. »
A la liberté de la presse, il faut aujourd’hui y ajouter les autres moyens de communication
Dans cette question de la sensibilisation du public, le rôle joué par l’opinion éclairée ne peut guère être surestimée. La presse est essentielle, comme Constant l’affirme. Pour mettre à jour ses réflexions, il faudrait prendre en compte l’influence aujourd’hui des médias et d’internet. Nous devons aussi considérer l’éducation. Il existe maintenant une gamme élargie de propriétés intellectuelles d’échanges d’information : presse, institutions universitaires, médias modernes et technologies de communication modernes. En principe, toutes ces nouveautés peuvent agrandir nos libertés. Elles portent toutes aujourd’hui, cependant, une part non négligeable d’inconvénients ainsi que d’avantages. Les gouvernements ont souvent recours à des organisations semi-gouvernementales pour entreprendre des politiques néfastes à l’encontre des attitudes qu’ils ont arbitrairement décidé d’expurger.
Constant s’oppose à la « dégradation » du gouvernement par les clubs. Aujourd’hui, il serait un pourfendeur des « quangos » [Quango signifie "organisations gouvernementales quasi non-autonome", terme popularisé dans les années 1980 au Royaume-Uni]. Les financements de ces clubs ne sont-ils pas publics ? (P. 452) Aujourd’hui, c’est de cette façon que la rectitude politique est médiatisée. Plus certainement Constant serait forcé par les événements d’aujourd’hui de repenser son modèle idéal de gouvernement éclairé. On pourrait lui objecter que la notion d’éducation de masse a un statut ambigu. Cela n’a pas toujours conduit à une amélioration et a souvent été déficient en matière de transmission d’une pédagogie. Pire, l’éducation de masse a souvent été une source de désordre et d’indiscipline idéologiques, ses inconvénients en matière de cohésion sociale dépassant largement ses avantages.
Constant aurait très probablement partagé le désenchantement que de nombreux libertaires contemporains et de conservateurs ressentent à l’égard de l’éducation de masse. Il pourrait même avoir approuvé les commentaires accablants mais tardifs de Murray Rothbard sur l’enseignement obligatoire et sa tendance à transformer des esprits éveillés en crétins.
Dans l’ensemble, bien qu’il y eut des attaques sur l’opinion individuelle et privée, les théories post-modernes l’ont largement emporté contre les idées publiques et collectives comme le patriotisme, le respect de la famille ou la religion chrétienne. Comment Constant, qui tenait fort à ces forteresses naturelles de l’âme, réagirait-il face à ces agressions contre la tradition ?
Défense de l’ « Inner Sanctum » (sanctuaire intérieur) et sa place dans la politique de la liberté
Constant, consterné par la Révolution française, supposait que cela donnerait une leçon inoubliable au monde et que de telles choses avaient très peu de chances de se reproduire. Il avait tort, bien que ses prédictions sur le futur radieux de la libre entreprise s’avèrent justifiées par une perspective à long terme. Une question subsiste : que reste-t-il de sa conception du refuge inexpugnable de la pensée après tous les évènements qui ont secoués le développement du monde – ou sa régression- depuis sa mort ?
Son affirmation selon laquelle la condition humaine est par nature libre – l’idée que la liberté est notre bien inaliénable, activé à partir de nos propres ressources intérieures, constituant ainsi une lumière qui échappe à l’obscurantisme politique- s’accorde bien avec les opinions des défenseurs de la liberté. Cette liberté ontologique peut être valablement tenue comme étant capable de résister aux assauts d’un despotisme politique. Malgré cela, nous devons procéder à une refonte de l’argument de Constant. L’antinomie de la liberté ne se réduit pas au despotisme, pas plus qu’un enfermement de l’homme dans son for intérieur pour se défaire de toute influence extérieure ne constitue une liberté. Nous devrions plutôt dire l’homme bien formé et bien inséré socialement augmente ses capacités à résister à des forces extérieures qu’il juge pernicieuses.
Depuis Durkheim et Freud, nous nous sommes habitués à l’idée que la vie sociale n’est pas seulement un régulateur externe de nos états mentaux et de nos actions; mais aussi qu’elle est constitutive de ces derniers. Cela diminue pas la force de l’idée de Constant concernant le sanctuaire intérieur de l’homme. Nous ne considérons pas nos pensées comme produites uniquement par nous-mêmes, mais aussi comme ayant une origine sociale.
L’idée durkheimienne, que seule la personne correctement socialisée (éducation et culture) peut être véritablement libre, c’est-à-dire un être totalement autonome, est facilement compréhensible et facile à accepter pour nous. Cependant, quels que soient les progrès de la génétique dans les années à venir, on ne devrait jamais perdre de vue le fait que sans la socialisation humaine, les gens n’apprendraient ni à marcher ni à parler. Dans le même temps, quelle que soit la façon dont l’individualité humaine est formée, il faut parfois du courage pour soutenir l’individu contre l’Etat. Constant connaît bien cela :
« Tant est terrible le poids que le harcèlement civile fait peser, que le courage qui fait face à la mort dans un combat est plus évident que la profession publique d’une opinion libre, au milieu de factions menaçantes. »
Aujourd’hui, nous pouvons décider que toutes les réflexions de Constant sur l’avenir méritent d’être réinterprétées. Il est tout simplement trop optimiste. Les mouvements totalitaires d’après 1917 ont en particulier souvent renoncé à la notion de domaines privés, qu’ils soient sociaux ou psychologiques. Gardons à l’esprit le commentaire terrible de Louis Althusser selon lequel la distinction entre les sphères publique et privée est une distinction « bourgeoise » (Louis Althusser « Éducation et appareils idéologiques d’État» dans Ben Cosin (ed) Education, structure et société, Harmondsworth, 1972).
Communisme et nazisme sont, les exemples les plus flagrants de ce phénomène, et la révolution culturelle chinoise n’était rien de plus que la plus dramatique des nombreuses tentatives pour enrégimenter des populations entières, afin de rendre l’individu transparent, afin d’éliminer toute différence entre ce qui est chez lui interne et externe. Aujourd’hui, nous devons ajouter l’intégrisme islamique à l’ensemble de ces tendances totalitaires. En outre, certains progrès de la pharmacologie et des autres branches de la science médicale ont souvent été associées à des tentatives visant à éliminer le royaume intérieur, scénario-cauchemar conçu par Aldous Huxley. Or, chez Huxley, cet anéantissement de l’être intérieur commence dans les sociétés libres, pas dans les despotismes (Aldous Huxley, Brave New World).
Cela dit, Constant est incontestablement dans le vrai lorsqu’il dit que l’opinion, privée et publique, est d’une importance capitale dans une société libre, et la liberté de la presse est désormais un élément important dans la manière dont se forme ces deux types d’opinion. Il en va de même pour les médias de masse et pour les académies et universités. Mettons là un bémol, cependant, car il se peut bien que l’éducation de masse et les médias soient à bien des égards, culturellement, esthétiquement, moralement et politiquement, suspects.
Plus certainement Constant serait contraint par l’évolution d’aujourd’hui de repenser son modèle de gouvernement éclairé. Il pense que l’éveil intellectuel appelle des besoins de loisirs, et qu’il est peu probable, étant donné les conditions économiques de son époque, que l’on puisse atteindre un niveau de richesse suffisant pour accorder des loisirs à un grand nombre de personnes, faisant d’eux des apôtres fervents de la société libre. Cet argument sous-estime le libre-marché dans ses capacités de développement et de loisir, et surestime sa capacité à créer de l’éveil intellectuel. Aujourd’hui, la plupart des gens ne manquent pas de loisirs, y compris les classes ouvrières, les moins instruits sont mêmes submergés par les loisirs. Constant méconnaît, en outre, les bienfaits des loisirs. Le loisir a besoin d’une combinaison particulière de circonstances pour pouvoir conférer les bénéfices que Constant lui attribue. Bien que l’époque moderne offre un confort sans précédent et une certaine sécurité économique, le temps de loisir qu’elle a permis n’a pas entraîné de réflexions politiques ni même intellectuelles.
Peu de sociétés dans l’histoire ont bénéficié d’autant de temps de repos de temps de repos que celles qui reposent aujourd’hui sur l’État-providence dans les sociétés avancées – et pourtant ces dernières sont aussi politiquement ignorantes et moralement irresponsables que n’importe quelle autre pourrait l’être en théorie. Idem concernant l’élite instruite et éclairée souhaitée par Constant. Ceux qui auraient vocation à constituer des Lumières nouvelles ne le font pas. Au lieu de cela ils se complaisent dans une sorte d’apathie intellectuelle, caractérisée par un certain apitoiement sur soi et des postures antinomiques. La triste vérité est qu’aucune société n’a encore réussi à organiser les modalités d’enseignement d’une économie riche de manière à éclairer intellectuellement la majorité de la population.
La prudence excessive de Constant sur le potentiel de l’économie de marché
Constant est en réalité plus disposés à dire que la liberté va survivre et triompher sur le long terme qu’à prévoir un monde d’abondance, permis par le bon fonctionnement du marché. Sa thèse politique est trop optimiste. Sa thèse économique, en revanche, est trop pessimiste mais part d’un désir louable d’être réaliste. On observe cela dans son approche de la stratification et des normes de vie, entachée par son emprisonnement involontaires dans l’économie et la sociologie de son époque. Il aime la classe ouvrière et souhaite protéger ses droits, et affirme à juste titre que la protection qui leur est accordée par le fonctionnement du marché est la meilleur disponible. Il ne peut pas prévoir à cette époque la prospérité à venir.
Constant ne peut tout simplement pas concevoir ce que la Modernité a fourni, pour une part croissante de la population mondiale, à savoir une économie où la pauvreté primaire a été largement dépassée et une structure sociale où la classe ouvrière diminue tandis que la majorité de la population jouit d’une existence de classe moyenne.
Il existe une lutte entre optimisme et pessimisme en termes de réflexion politique et historique. Les chercheurs conservateurs ou libertariens partagent aujourd’hui une profonde déception sur les réalisations en termes d’éducation et de culture des sociétés libérales modernes, de bien maigres réalisations comparées à celles, exceptionnelles, dans le développement économique. Karl Popper avait sans doute raison, 140 ans après Constant, d’insister sur l’idée que l’optimisme est une sorte de devoir moral. Un pessimisme terne et routinier dans tous les domaines serait un obstacle fatal aux réalisations humaines. Constant n’est pas coupable de cela. Il se trompe parfois dans son pessimisme, cependant, cela part d’un désir d’être réaliste. Avec le recul que nous avons, nous pouvons voir que ses projections historiques auraient été plus justes si elles avaient montré de l’optimisme en matière économique et du pessimisme en matière d’éducation
Le despotisme aide-t-il davantage la vie intellectuelle que ne le fait la liberté ?
Compte tenu de nos connaissances des phénomènes totalitaires, nous devons être ici prudents dans notre approbation de l’avis de Constant. Il cite, comme preuve de cette idée, les réalisations de Roger Bacon, Locke et Galilée, confrontés à l’adversité politique. En fait il y a deux choses qui clochent dans cet argument. La première est que Constant lui-même le contredit, quand il observe le déclin de sociétés comme l’Espagne par manque d’ouverture, et le succès de systèmes politiques comme celui de la Grande-Bretagne, précisément grâce à son ouverture. En outre, par notre situation chronologique, nous en savons davantage sur les systèmes despotiques que ce que Constant savait à son époque.
En fait, la preuve que la liberté est davantage productive de vitalité intellectuelle que la persécution est accablante. Dans une société libre, les persécutés (par les normes totalitaires) éclipsent les opportunistes et les intérêts particuliers protégés. Par exemple, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les commentaires et théories sur l’éducation provenant de l’extérieur de l’établissement d’enseignement public, s’avèrent être bien supérieures à un travail éducatif émanant de l’idéologie en place. Une société totalitaire, en revanche, tend à laisser en place une médiocrité de routine dans tous les domaines, et seuls de rares individus, hommes et femmes de courage et de volonté, peuvent s’élever au-dessus de la persécution et produire un excellent travail.
III. Pour Constant, chaque chose est ce qu’elle est, et pas autre chose
Constant est un protestant suisse et français. Mais sa tonalité politique est, pour ainsi dire, profondément anglophone. En effet Constant semble toujours obéir au code de conduite de ces philosophes qui parlent anglais : “Everything is what it is, and not some other thing.” A comparer à Karl Marx, dont les écrits commencent à peine une décennie et demie après la mort de Constant. Marx est incomparablement plus célèbre que Constant et a été beaucoup plus influent. Certains diront que Marx est plus brillant, plus imaginatif, plus original. Je ne conteste pas ces revendications. Ce qui est indiscutable, cependant, c’est que Marx dans son écriture, se situe à une plus grande distance de la réalité. Il estime que rien n’est ce qu’il semble être, et que tout se transforme.
Comment considérer sa métaphore sur la base et la superstructure autrement que comme absurde, et comme une supercherie verbale ? D’innombrables esprits se sont fait avoir par cette idée tout à fait inutilisable. Inutilisable parce qu’il est totalement impossible de définir ce qui appartient à la superstructure et ce qui appartient à la base. Parler de la législation, de l’éducation et de la politique comme d’une « superstructure » n’ayant pas engagé de frais et n’aboutissant à aucun résultat productif est absurde. Nous pouvons avoir de sérieux doutes quant à leur efficacité économique dans les sociétés modernes libres, pourtant peu de critiques font valoir leur absence de contribution directe à la production. Les écoles produisent bel et bien des enfants qui savent lire, les hôpitaux produisent des traitements et des remèdes pour les malades ; les tribunaux produisent des jugements et des accusations contre les individus ou les organisations.
Plus encore, les fausses intuitions de Marx quant à des réalités cachées sont légion dans son travail plus que chez n’importe quel autre penseur. Peut-être que certains aspects de son travail sont remarquables en ce qui concerne la vie économique, comme l’ont fait remarquer les économistes Joseph Schumpeter et Mark Blaug. Le fait demeure que le corpus marxiste a fait apparaître Lénine, Staline, Mao et d’autres. Le marxisme n’est qu’un manifeste économique. Sa vraie fonction latente, a été de servir de manuel de référence pour s’emparer du pouvoir par la corruption, l’intolérance et la violence. Le centre même de la critique marxiste du capitalisme est faux. Aujourd’hui, il n’y a pas de réelle lutte des classes dans les sociétés libres, seulement une guerre entre la population et diverses factions financées par l’État et cautionnées par lui. La sociologie économique construite autour de cette fausse perception de la guerre de classe est, dès l’origine, un exercice voué à la fantaisie.
Constant, en revanche, est ancré dans la réalité. Son chef-d’œuvre est d’avoir travaillé sur les pouvoirs réels et les droits réels, l’émancipation réelle, les biens immobiliers, la protection et ses limites réelles, des véritables lois et accords réels. En comparaison le marxisme a produit pléthore d’abstractions sentimentales.
Comme nous l’avons dit, l’analyse de Constant se limite à l’économie et à la sociologie du début du XIXe siècle. Il ne pèche par excès de pessimisme qu’à l’égard de l’abondance de biens économiques à venir. Constant avait raison, cependant, sur le fait que ce que nous considérons comme la première modernité a été moins secouée que l’Antiquité classique par la lutte des classes. La notion marxiste centrale énonçant que les capitalistes et les travailleurs sont en conflit irréconciliable est manifestement fausse. Le capitaliste et le travailleur ne doivent pas être vus comme des ennemis mais comme des partenaires. L’alliance peut s’être tissée à leur insu, mais ses fruits ont été substantiels. De la fertile interdépendance entre l’entreprise et le travail des individus, sous la direction, sans cesse changeante des impératifs de la division spécialisée du travail, est née cette vaste classe moyenne qui est la colonne vertébrale à la fois de la production et du gouvernement représentatif caractéristiques de la Modernité. Ce prodigieux développement social va de pair avec la disparition de la pauvreté primaire, et c’est là une des plus grandes réussites de l’ordre libéral-conservateur.
On pourrait être disposé à affirmer aujourd’hui que la Modernité a été principalement orientée dés le début vers la liberté, exceptée au moment de la Révolution française. Au XXe siècle, la menace pour les libertés vient des régimes totalitaires. Ceux-ci ayant échoué, à l’aube du vingt et unième siècle, un défi à l’ordre libéral-conservateur est désormais lancé par le fondamentalisme religieux. D’autre part, dans les sociétés libres, un embryon de despotisme existe sous forme de dictature du politiquement correct, de l’écologie et d’un interventionnisme extrême en matière de santé. Nous sommes en droit d’affirmer à l’instar de Max Weber, que la dialectique d’ouverture et de fermeture existe toujours.
Pour saisir de façon générale la pensée de Constant, nous recommanderons une déclaration qui se démarque de toutes les autres dans son ouvrage :
« Si la méchanceté des hommes est un argument contre la liberté, elle en est un plus fort encore contre la puissance. Car le despotisme n’est autre chose que la liberté d’un seul ou de quelques uns contre tous. »
Auteur : Dennis O’Keeffe est professeur de sciences sociales à l’Université de Buckingham, la seule université privée du Royaume-Uni, et Senior Research Fellow à l’Institute of economic affairs. Il est le traducteur des Principes de politique de Benjamin Constant. Il a publié de nombreux ouvrages dans le domaine de l’éducation et des sciences sociales. The Wayward Elite (1990), Political Correctness and Public Finance (1999). Il a aussi traduit La Défaite de la Pensée d’Alain Finkielkraut : The Undoing of Thought (1988).
Source : Online library of liberty
Traducteur : Mathieu Chauliac, Institut Coppet