Protection renforcée contre l’éloignement des citoyens européens et « raisons impérieuses de sécurité publique » (articles 16 et 28 de la directive)
par Myriam Benlolo-Carabot*
La Cour n’a de cesse de montrer dans son raisonnement la spécificité de la situation des citoyens de l’Union qui ont acquis un droit de séjour permanent dans leur Etat membre d’accueil et qui, de surcroît, peuvent justifier d’une durée de résidence de dix ans dans celui-ci au moment où la décision d’éloignement est prise par les autorités nationales. Estimant que dans ce dernier cas, la directive « renforce considérablement » la protection contre les mesures d’éloignement (point 28), la Cour juge que pour déterminer dans quelle mesure des absences du territoire peuvent priver l’individu de ce régime particulier, « il y a lieu d’effectuer une appréciation globale de la situation de l’intéressé chaque fois au moment précis où se pose la question de l’éloignement » (point 32). Parce que la directive 2004/38 met en place un régime de protection à l’encontre des mesures d’éloignement qui est fondé sur le degré d’intégration des personnes concernées dans l’Etat membre d’accueil (point 25), il faut en fait que les autorités nationales vérifient, en prenant en compte la durée des absences, leur fréquence et leurs motivations, si ces absences « impliquent le déplacement vers un autre Etat du centre des intérêts personnels, familiaux ou professionnels de l’intéressé » (point 33). La Cour reprend ici la définition de la résidence qu’elle a pu proposer dans d’autres domaines du droit de l’Union, notamment celui des règlements de coordination des régimes de sécurité sociale (CJCE, 12 juillet 1973, Angenieux, aff. 13/73, Rec., p. 950, point 29 ; CJCE, 17 février 1977, Di Paolo, aff. 76/76, Rec., p. 325, point 17), ou de la fonction publique (CJCE, 15 septembre 1994, Pedro Magdalena Fernandez, aff. C-452/93, Rec., pp. I-4308-4309, point 22). En transposant cette définition dans le domaine de la citoyenneté de l’Union, la Cour confirme la construction encore hésitante d’une citoyenneté de résidence, fondée sur l’intégration du ressortissant dans son Etat d’accueil (sur le lien entre le citoyen de l’Union et le territoire de l’Etat d’accueil et le « degré d’intégration » du citoyen, voir, entre autres, les arrêts de la CJCE du 15 mars 2005, Bidar, aff. C-209/03 , Rec., p. I-2119, et du 18 novembre 2008, Förster, aff. C-158/07, Rec., p. I-8507).
Si la juridiction nationale devait conclure au vu de ces indications que l’intéressé peut se prévaloir de la protection renforcée prévue par l’article 28, paragraphe 3, de la directive 2004/38, elle devrait ensuite examiner si la décision se fonde sur des « raisons impérieuses de sécurité publique » au sens de cette même disposition. Rappelant qu’elle peut dans sa réponse prendre en considération des normes du droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans ses questions préjudicielles, la Cour va souligner avec une insistance tout à fait singulière le caractère très exceptionnel d’une mesure d’éloignement du territoire prise dans le cas d’un individu pouvant se prévaloir de la protection renforcée. La notion de « raisons impérieuses de sécurité publique » est « considérablement plus stricte » que celle de « motifs graves » au sens du paragraphe 2 de l’article 28, ce qui veut donc dire que les mesures d’éloignement fondées sur le paragraphe 3 ne peuvent être limitées qu’à des « circonstances exceptionnelles » (point 40). L’atteinte à la sécurité publique doit présenter « un degré de gravité particulièrement élevé » (point 41), la menace doit être d’une « exceptionnelle gravité » (point 49). Le degré d’intégration de l’intéressé, la solidité de ses liens familiaux, culturels et sociaux avec l’Etat membre d’accueil, justifient un niveau de protection extrêmement élevé, dans lequel la Cour n’accepte finalement que peu la marge de manœuvre nécessairement laissée à l’Etat pour définir les contours de l’ordre public. Alors que l’Avocat général avait insisté dans ses conclusions sur celle-ci (points 69 à 72), la Cour n’y fait quant à elle aucune référence : selon le juge de l’Union, il convient de mettre en balance le caractère exceptionnel de la menace d’atteinte à la sécurité publique en raison du comportement personnel de la personne concernée « à l’aune notamment des peines encourues et de celles retenues, du degré d’implication dans l’activité criminelle, de l’ampleur du préjudice et, le cas échéant, de la tendance à la récidive, (…) avec d’autre part, le risque de compromettre la réinsertion sociale du citoyen de l’Union dans l’Etat où il est véritablement intégré, laquelle est dans l’intérêt non seulement de ce dernier, mais également de l’Union européenne en général » (point 50). Au-delà donc de la marge nationale d’appréciation, c’est « l’intérêt de l’Union » qui est ici mis en exergue, le juge national devant aussi tenir compte des droits fondamentaux dont la Cour assure le respect (point 52). Sous ces conditions, le juge de l’Union considère que la lutte contre la criminalité organisée peut relever de la notion de « raisons impérieuses de sécurité publique ».
Expulser un citoyen de l’Union ayant passé légalement la majeure partie, sinon l’intégralité, de son enfance et de sa jeunesse dans l’Etat membre d’accueil ne peut être admis que si l’Etat avance « de très solides raisons pour justifier la mesure d’éloignement » (point 53). A bon entendeur…
CJUE, 23 novembre 2010, Tsakouridis, aff. C-145/09
Actualités droits-libertés du 6 janvier 2011 par Myriam BENLOLO-CARABOT*
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* Myriam BENLOLO-CARABOT est professeur de droit public à l’Université de Valenciennes, membre du CEDIN-Paris Ouest-Nanterre