D’emblée deux aspects du roman m’étonnent , d’un côté la langue qui est très belle; c’est un plaisir que de déguster ces phrases pleines, puissantes qui prennent leur temps, roulent et se développent comme un fleuve le long de berges foisonnantes et mystérieuses; .de l’autre, la difficulté au début de lier les intrigues entre elles. J’ai dû relire une seconde fois les premiers chapitres pour comprendre qui étaient les personnages, les liens qui les reliaient et le rôle de chacun.Le premier dont il est question est le narrateur, Athanase Descamps surnommé Dom Bier, gringalet moyen, la cinquantaine, gérant d’un bar à bières, à Lille, avec Judith, sa compagne.Son récit commence un jour de juin quand la tuerie au lycée du centre ville a fait vaciller sa propre vie.En second apparaît Rop Claassens, célèbre reporter photographe, tué dans cette prise d’otages.L’événement notoire juste après la tuerie, c’est l’arrivée de Laura en septembre, engagée comme barmaid mais qui fera surtout office d’archiviste. et qui à force de fouiller dans les archives laissées par le photographe finira par plonger ces Lillois d’aujourd’hui au cœur des horreurs de la grande Histoire de la région avec la bande à Bonnot et les sympathisants nazis de la région.C’est ainsi que le lecteur va de surprises en surprises et sera entraîné très loin.«Rop Claasens n’était pas un type bien au fond…Pas de sa faute…Après tout ce qu’il a vu dans son objectif, il était malade, névrosé…Et misanthrope au dernier degré. Souvent j’ai essayé de le pousser dans ses derniers retranchements, savoir pourquoi il avait foutu sa carrière en l’air. Oh il répondait, par des expressions toutes faites, qu’il avait décidé de chercher les racines du mal, de comprendre comment un brave n’importe quoi, commerçant, ingénieur, ouvrier, peut devenir un type aux mains cruelles. .. "Mains cruelles », son expression…Quelle est la guerre des assassins de droit commun et quels assassins les guerres fabriquent-elles ? J’ai encore sa voix dans l’oreille… Les grands criminels se révèlent dans la violence ordinaire, la sournoise jamais condamnée, ils y font leurs armes. Les grands conflits commencent là, il disait. Personne ne photographiait les lieux d’un fait divers comme Rop. Grâce à lui les chiens écrasés devenaient des tragédies antiques. Au point qu’on s’est demandé s’il ne les écrivait pas en partie lui-même, ces tragédies.»
Ces tragédies sont celles de l’histoire, la grande et la petite, celles d'hier mais aussi, on le devine, celles de demain car nous sommes ici dans l’éternel recommencement, celui du mal, de la vie qui n’est qu’ambiguïté et paroxysme.
Tout commence par un petit événement genre fait divers et tout finit en apothéose quand explosent les conséquences laissées par les catastrophes et les tragédies du siècle dernier , celles du pacifisme, du nazisme et du communisme, annonçant déjà les prochaines, celles de ce siècle-ci encore tout neuf!
Ce roman n’est qu’un long crescendo vers un épisode final des plus surprenants.
Le dernier mot sera donné par Denis, l’ancien reporter qui a vécu de près les événements majeurs du siècle. S’adressant aux victimes, il donne sa vision de la cruauté du monde. Est-elle aussi celle de l’auteur ?
« …Quand vous avez perdu la lumière vous avez pris sur vous l’inhumanité du monde, pas seulement celle de ce jour de juin mais celle qui s’est déployée dans tous les conflits depuis le temps d’avant le temps, depuis Hector et Achille, depuis que des errants luttent pour posséder un sol et que des sédentaires prétendent le garder.
Vous nous avez tous fait naître à nouveau à notre condition humaine, vous avez fait le voyage au bout du mal à notre place. …Sans guerre il n’est pas de civilisation, sans barbarie, pas d’humanité, parce que nous ne fabriquons les antidotes que face à la maladie.
Et rien n’est fini »
C’est un grand livre pour moi, un beau roman, pas toujours facile, mais un récit complexe et beau fait de tragédies contemporaines pour mieux atteindre l’éternelle et douloureuse condition humaine intemporelle.
Avec des mains cruelles , Michel Quint Joëlle Losfeld, 2010 - roman.Autre livre lu de cet auteur: Effroyables jardins