Il y a de ces romans « datés » qui ne sont pas désuets. Cela tient à la rencontre d’une imagination et d’une réalité, d’une violence et d’une tendresse. Avec Les Petits enfants du siècle, Christiane Rochefort donne dignité littéraire à la France populaire des années 50, familles nombreuses et allocations, Traction et machine à laver, Sarcelles et plateau d’Avron. Comment ne pas se laisser prendre à ce récit d’enfance et d’adolescence à la première personne, vibrant entre rires et larmes, rage et confiance, délicatesse et crudité ? L’auteur, ardente dans toute son œuvre à bousculer les tabous et varier les styles, applique ici la leçon de Zola : il faut écrire sur le peuple des livres qui aient «l’odeur du peuple ». Jugeons-en dans la page suivante, où la narratrice, « Jo de Bagnolet », se revoit écolière éprise de calme dans les heurts de la nichée prolétaire. Que c’est loin, cette France-là ! –En êtes-vous si sûrs ?
Arion
Quand le bébé mourut en naissant, je crois que je n’eus pas de véritable chagrin. Cela nous fit seulement tout drôle de voir maman revenir à la maison sans rien cette fois-là. Elle non plus ne s’y habituait pas, elle tournait sans savoir quoi faire, pendant que le travail autour s’accumulait. Puis elle s’y remit petit à petit, et nous avons tous fini par oublier le pauvre bébé.
Chantal alors marchait et commençait à parler, elle tirait sur la robe de ma mère et n’arrêtait pas de répéter : où ti fère, où ti fère ? On le lui avait promis. Ah ! laisse-moi donc tranquille, répondait la mère comme toujours, tu fatigues ! Donne ton nez que je te mouche. Souffle. Chantal était enrhumée : l’hiver, elle n’était qu’un rhume, d’un bout à l’autre, avec de temps en temps pour varier une bronchite ou une sinusite. Cette année-là les jumeaux avaient la coqueluche.
Pour faire tenir Chantal tranquille, je lui dis que le Petit frère n’avait pas pu venir, il n’y avait pas assez de choux, mais il viendrait sûrement la prochaine fois.
« Parle pas de malheur, dit ma mère, j’ai assez de tracas avec vous autres ! »
Le vendeur vint reprendre la télé, parce qu’on n’avait pas pu payer les traites. Maman eut beau expliquer que c’est parce que le bébé était mort, et que ce n’était tout de même pas sa faute s’il n’avait pas vécu, et avec la santé qu’elle avait ce n’était déjà pas si drôle, et si, en plus elle ne pouvait même pas avoir la télé, le truc fut bel et bien embarqué, et par-dessus le marché quand papa rentra il se mit à gueuler qu’elle se soit laissé faire, ces salauds-là dit-il viennent vous supplier de prendre leur bazar, ils disent qu’ils vous en font cadeau pour ainsi dire et au moindre retard ils rappliquent le récupérer ; s’il avait été là lui le père le truc y serait encore.
« Tiens avec ça que t’es plus malin que les autres, lui dit-elle, y a qu’à voir la vie qu’on a », et là-dessus ils partirent à se reprocher tout depuis le début.
C’était une mauvaise passe. Ils comptaient le moindre sou.
Je sais pas comment tu t’arranges disait le père, je sais vraiment pas comment tu t’arranges, et la mère disait que s’il n’y avait pas le PMU elle s’arrangerait sûrement mieux. Le père disait que le PMU ne coûtait rien l’un dans l’autre avec les gains et les pertes qui s’équilibraient et d’ailleurs il jouait seulement de temps en temps et s’il n’avait pas ce petit plaisir alors qu’est-ce qu’il aurait, la vie n’est pas déjà si drôle. Et moi qu’est-ce que j’ai disait la mère, moi j’ai rien du tout, pas la plus petite distraction dans cette vacherie d’existence toujours à travailler du matin au soir pour que Monsieur trouve tout prêt en rentrant se mettre les pieds sous la table, Merde disait monsieur c’est bien le moins après avoir fait le con toute la journée à remplir des tubes d’une cochonnerie de moutarde et arriver crevé après une heure et demie de transport si encore il avait une bagnole ça le détendrait un peu ; Oh ! c’est bien le moment de penser à une bagnole, partait la mère, ah ! c’est bien le moment oui ! quand on n’arrive même pas à ravoir la télé et Patrick qui n’a plus de chaussures avec ses pieds qui n’arrêtent pas de grandir, C’est pas de ma faute dit Patrick, Toi tais-toi dit le père ça ne te regarde pas, Mais j’ai mal aux pieds dit Patrick, Tu vas te taire, oui ? Le soir on ne savait pas quoi foutre sans télé, toutes les occasions étaient bonnes pour les prises de bec. Le père prolongeait l’apéro, la mère l’engueulait, il répondait que pour ce que c’était marrant de rentrer pour entendre que des récriminations il n’était pas pressé et ça recommençait. Les petits braillaient, on attrapait des baffes perdues.
J’ai horreur des scènes. Le bruit que ça fait, le temps que ça prend. Je bouillais intérieurement, attendant qu’ils se fatiguent, qu’ils se rentrent dans leurs draps, et que je reste seule dans ma cuisine, en paix.
Christiane Rochefort, Les Petits enfants du siècle, 1961