L'œuvre de Manuel Álvarez Ortega (né à Cordoue en 1923) est considérable , (trente-sept livres de poèmes publiés entre 1941 et 2007, sans compter les inédits). J'ignorais, il n'y pas longtemps encore, jusqu'à son nom. Et ce n'est pourtant pas faute de m'être intéressé à la poésie espagnole contemporaine. Il semblerait que cet oubli relatif dans lequel il est tenu aujourd'hui dans son propre pays, soit dû, avant tout, à une marginalité à la fois assumée et revendiquée. Cette écriture a, en effet, traversé, comme s'ils n'existaient pas, tous les courants et les modes qui ont irrigué et continuent d'irriguer la poésie espagnole contemporaine. Cette voix s'est trouvée elle-même, une fois pour toutes et, si elle a évolué, elle est toujours restée fidèle à l'orientation qui a été la sienne depuis le début : celle d'une vision de l'existence humaine irrémédiablement vouée à la mort et envisagée comme une sorte de crépuscule ou de purgatoire n'ouvrant à rien d'autre qu'à la nuit et à la disparition. Pareille postulation l'inscrit dans une lignée qui, du baroque espagnol au surréalisme, passe par le romantisme anglo-saxon et le symbolisme français et dont elle recueille les images obscures, désespérées ou lumineuses et l'exaltation panique. Elle la place d'entrée, lorsqu'elle apparaît dans les années 40-50 en Espagne, en grande partie en marge des courants dominants de la poésie de l'époque : néo-icisme et néo-expressionnisme religieux, poésie "sociale", réalisme critique et, actuellement prosaïsme simpliste de la poésie dite de "l'expérience".
La marginalité de Manuel Álvarez Ortega dans l'espace de la poésie espagnole d'aujourd'hui et l'orientation qui est la sienne s'explique sans doute aussi par l'influence du considérable travail de traduction de la poésie française moderne et contemporaine mené parallèlement à son œuvre de poète. Citons dans cet imposant parcours plusieurs anthologies (Poésie Belge contemporaine (1964), Poésie française contemporaine (1967), Poésie symboliste française (1975), Vingt poètes du XXè siècle (2001)), et des traductions de l'œuvre complète de Lautréamont, des poèmes de Laforgue, des Stèles de Segalen, d'anthologies de Jarry, d'Apollinaire, de O.V. de L. Milosz, des poèmes de Breton, du Grand Jeu de Benjamin Péret, des Chroniques de Saint-John Perse et de beaucoup d'autres œuvres restées encore inédites.
Le donner à lire, c'est réparer une injustice en donnant à entendre chez nous cette voix obscure et solitaire, et en lui témoignant ainsi, en même temps, notre reconnaissance pour son travail de passeur mené avec passion et persévérance pendant plus d'un demi-siècle au service de la poésie française moderne et contemporaine
Les extraits qu'on lira ici sont tirés d'une traduction inédite d'un long poème de 1967 intitulé Genèse.
GENÈSE
extraits
Turn wheresoe'er I may, by night or day,
the things which I have seen I now can see no more.
WILLIAM WORDSWORTH
ENCORE sans nom, symbole seul, sable durci par le cosmos, le jour répand son mystère, la poussière de son ombre,
par-delà le couchant.
Cette patrie n'est rien. Sillons, petits cimetières minéraux, les eaux emportent l'horaire fatal.
Aucune main ne dure, aucun œil ne contemple la douleur, temps consumé.
Seul le corps travaille ce que sa chair appelle un juste maléfice
*
PAR la porte, la lumière. Plus haut, la rue, le bruit des astres.
Savoir que l'été attend là, l'inutile charité des ombres.
Á présent, à ma bouche arrive un visage. La mer repose entre les vignes. Lente est l'heure, la main qui m'appelle.
Je n'aime rien d'autre. Peut-être son feu, sa douleur devenue cendre.
*
L'ARAIGNÉE file dans le miroir. Martyres de poussière, les yeux ouvrent leur aveugle cheminement. Le passage de
l'hiver, qui est mourir.
Dans une procession d'éclairs, les cierges, viatique de l'aube, frissonnent au soleil. Aucun corps ne veille près du
cyprès. Rien ne brûle dans le supplice du repos, dans l'éternité.
Avant que le jour ne soit jour, l'araignée s'arrête : je vois la proie. J'avance entre les fils d'un magique univers.
*
AU-DESSUS de la terre touchée par le culte, un signe, le sceptre et ses vers.
Au-dehors, dans l'ordre nocturne, la dame de marbre, l'auguste voix retrouvée.
Tardive arrive l'heure. Le pardon. L'équilibre des dieux. Le dogme résigné à sa cavité adverse.
Seul un corps connaît l'incendie de la mer, dans un autre corps.
*
SUR la mer, la voile subite du rêve. Papillon sans visage. Nuage dans sa patrie.
Brisée, la proue, le temps dans le séjour sans lumière des eaux. La barque, moi. Vigie qui oublie le naufrage de l'âme.
Tandis que s'éteint la nuit, une autre nuit plus obscure tombe sur ma maison.
*
IL SUPPORTE la voûte, le corps qui n'a pas été, voyage obscur dans le forteresse de l'amour, sa prison.
Le sang clame dans son écluse. Une île, une voix peut-être, au milieu de l'accablement, sollicite sa victime.
Je connais le passage. L'abîme qui touche ce qui est mort, étreint l'ombre, maudit.
*
TOUCHANT le secret de la flamme, il sut que l'amour n'est qu'obscurité.
Il ouvrit la nuit, laissa sa dent plantée dans le miroir, un filet fut le palais que son jour habita.
La porte scellée, il obéit à présent à son hiver intérieur. Là il se consumera, il sera scorie, signes d'un corps que la
mort sut féconder.
*
POUTRES, papiers, vitres brisées. L'alarme de la douleur. Le vol de l'oiseau au bec de deuil. Les restes d'algues où
mûrit le jour.
Ainsi, au domaine du marbre, tu pénètres. Vert marin, tu rêves sa millénaire majesté. Hélitres, pattes, poil, tu deviens
cendre.
Dieu, regarde l'insecte. Aveugle et obscur, sur l'autel de fumier, il implore aussi son paradis.