Plusieurs blogueurs et artistes dissidents qui utilisent Internet pour exprimer et organiser leur opposition au gouvernement de Tunisie ont été arrêtés jeudi et vendredi, sans que l'on en connaisse le nombre ou le traitement qui leur est réservé. Sur fond sanglant de suicides tragiques, depuis mi-décembre les jeunes tunisiens exploitent les réseaux sociaux avec le soutien d'internautes du monde entier pour tenter de faire tomber le régime de Ben Ali.
Ce qui ne devait être qu'un mouvement social de plus en Tunisie est en train de devenir une véritable épreuve de force que livre le régime du président Zine el Abidine Ben Ali contre le pouvoir d'organisation et de médiatisation offert aux Tunisiens par Internet. Un combat en passe de devenir, dans la douleur, un symbole de la lutte contre l'oppression permise par le réseau mondial.
Après le suicide par immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre dernier, de nombreuses protestations ont éclaté à Sidi Bouzid puis dans tout le pays, pour s'indigner contre le chômage, le coût de la vie et l'absence de liberté d’expression. Plusieurs Tunisiens se sont depuis donnés la mort pour dénoncer la misère de la population. Mercredi, un homme expulsé de France s'est aussi immolé à Kebili, dans le sud du pays, avant d'être hospitalisé. Les médias tunisiens étant réduits au silence, les internautes ont utilisé les outils modernes de communication pour crier leur colère, faire connaître le mouvement au monde entier, et surtout organiser des manifestations. Lundi par exemple, 10 000 citoyens ont relayé un appel à la grève et à la désobéissance civile sur Facebook et Twitter.
Reporters Sans Frontières rapporte dans Le Nouvel Obs que le gouvernement a bloqué l'accès sécurisé à Facebook (https), bloqué des proxys, et que "les sites de l'opposition politique, les sites de défense des droits de l'homme, les sites d'informations dissidents, des centaines de blogs" sont déjà bloqués depuis longtemps. Tout comme les sites comme Flickr ou YouTube, ou ceux faisant référence à Wikileaks.
Habitués aux attaques DDOS militantes, les Anonymous sont eux-aussi entrés en scène. Ils ont publié lundi une lettre ouverte, dans laquelle ils se déclarent "fortement attristés et enragés" par le comportement du régime de Ben Ali. "Vous avez unilatéralement déclaré la guerre à la liberté d'expression, à la démocratie et à votre propre peuple (...). Plus vous censurez vos propres citoyens, plus ils doivent en savoir sur vous et sur ce que vous faites. Le temps de la vérité est venu. Le temps pour les gens de s'exprimer librement et d'être entendu partout dans le monde (...) Anonymous a entendu le cri de liberté du peuple tunisien. Anonymous est prêt à aider le peuple tunisien à combattre cette oppression". Outre les attaques de déni de service, qui ont permis de faire tomber les sites du gouvernement et de tous ses ministères, le groupe a diffusé des informations pratiques sur les manières de contourner la censure.
Mais jeudi soir, la bataille entre les cyber-dissidents et le gouvernement tunisien a pris un autre tour, hors-ligne. "Des blogueurs, des cyber-dissidents et des rappeurs ont été arrêtés et leur ordinateur ont été saisi, jeudi 6 et vendredi 7 janvier, dans différentes villes de Tunisie", rapporte le journaliste Boris Manenti dans le Nouvel Obs, qui suit le dossier de près. "Le gouvernement tenterait d'identifier les responsables des cyberattaques et de remonter aux responsables, tout en étouffant l'élan des journalistes-citoyens qui s'est manifesté sur les réseaux sociaux", pense Reporters Sans Frontières.
Parmi les militants arrêtés, dont le matériel informatique a été saisi, figurent le blogueur Hamadi Kaloutcha, et les membres du Parti Pirate tunisien Slim Amamou, Azyz Amamy et Slah Eddine Kchouk. Ils seraient réunis au ministère de l'intérieur par la police politique, et pourraient être torturés, comme le craint la Fédération Internationale des Droits de l'Homme. Des rappeurs qui diffusaient leurs chansons d'opposition à Ben Ali sur Internet, ont aussi été arrêtés. C'est le cas de Hamada Ben Aoun, dit "El Général", et selon la RSF ce pourrait être le cas aussi de BMG, MC Bilel, DJ Costa, Psyco-M et L'Imbattable.
Le Parti Pirate français a publié un communiqué sur son site Internet pour appeler "le gouvernement Français à ne pas cautionner les exactions de son homologue tunisien à travers la coopération Franco-Tunisienne". Plus exceptionnel, les partis pirates de 21 pays se sont joints pour publier un communiqué commun, qui demande "avec force que les gouvernements européens agissent fermement vis-à-vis de la Tunisie et de ces récents évènements".
Le ministère des affaires étrangères en France dit suivre de près la situation, et souhaiter "que les tensions, qui ne sont dans l'intérêt de personne, s'apaisent". Mais il n'émet aucune critique sur le sort réservé à la liberté d'expression des Tunisiens par le régime de Ben Ali.
"A travers les réseaux sociaux, c’est une solidarité agissante qui se fait. Cela permet une mobilisation, des échanges entre les internautes. Cette force de mobilisation et cette immédiateté est quelque chose de complètement nouveau que les autorités ne savent pas gérer", indiquait vendredi Souhayr Belhassen, la présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), dans une interview à Afrik.com. "Ces explosions de colère à répétition, l’Etat n’arrive pas à les maîtriser. C’est le ras-le-bol des jeunes. Les manifestations, et c’est fondamental, débordent les autorités, et débordent même les traditionnels partis de l’opposition (...) Mais je doute que ces manifestations soient le début de la fin du régime de Ben Ali. Tant que les alliés de la Tunisie, la France en premier lieu et les pays Européens, ne bougent pas, ils donnent du temps de survie au régime."
Article diffusé sous licence Creative Common by-nc-nd 2.0, écrit par Guillaume Champeau pour Numerama.com