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Un roman estonien

Par Memoiredeurope @echternach

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Tallinn vient de célébrer l’aube de l’année où la ville devient Capitale Européenne de la Culture. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion et le temps de me rendre en Estonie, que je connais pas encore. Les seules propositions d’itinéraires culturels qu’on nous ait présentées portaient sur les minorités russophones. Un thème un peu périlleux, pour tout dire.

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C’est pourquoi je suis très satisfait d’avoir découvert la création en français – la traduction en estonien va venir ensuite, comme un vrai paradoxe - du premier roman d’une trentenaire estonienne qui a étudié à Lyon et qui vit en France, Katrina Kalda. On va me dire que c’est peu estonien, finalement. Mais Kundera est bien toujours tchèque, non ? De fait elle répond à propos de son identité (française, estonienne, européenne ?) : « Eh bien ! les trois à la fois. Quand je vais en Estonie, il est évident que j’apparais un peu comme une Française, mais quand je suis en France, je me sens profondément liée à l’Estonie. Il y a cette difficulté à se situer, qui est peut-être aussi un peu présente dans mon livre. »

Il s’agit en fait d’une mise en abyme : un roman qui interroge la naissance un peu contrainte d’un roman du milieu des années 90, sur la base d’un feuilleton journalistique qui répond à la nouvelle mode du milieu éditorial et aux souhaits d’un homme d’affaires qui contrôle, comme partout, dans cette période libérale généralisée…les affaires bien entendu, mais aussi la presse. 

Mais ce roman se met en place sous le regard d’un personnage qui se voit naître en tant que fiction, qui se voit entouré d’autres personnages apparus un peu par hasard, amoureux à son insu, par le vrai / faux coup de foudre romancé de l’auteur que la romancière suit à la trace. Coup de foudre dangereux puisqu’il a pour objet la femme de son riche commanditaire. 

Mais cela c’est l’anecdote. L’abyme ou l’abysse, c’est aussi celui de la lecture des années 80 , mélangée à celle des années 90 : dissidence ou attentisme, révolte quand se révolter coûtait cher, ou révolte ajustée après coup, pour revenir au plus près de la vérité romancée des événements ?

Cet état des lieux qui nous est proposé, bien des pays sous occupation russe ou sous occupation communiste pourraient le décrire de même :

« Décembre 1986. Hausse des prix, crise économique, tickets de rationnement pour le sucre et pour la viande, pour le beurre et pour le lait. A l’arrière-plan, l’hiver marron et gris, la nuit perpétuelle des pays du Nord, sans la consolation de l’éclairage, car on économise l’électricité, les coupures devenant fréquentes, même dans les foyers. Les pères remettent du bois dans le poêle en fonte, on chauffe l’eau dans des casseroles pour le bain des enfants, et les maisons que plus personne ne peut repeindre, car la peinture a disparu depuis longtemps des magasins, s’écaillent, deviennent effrontées et insolentes jusqu’à ce que, y compris de l’intérieur, elles finissent par prendre un aspect sauvage, celui qui prend n’importe quelle maison quand l’heure dévolue aux humains est passée et que c’est au tour des choses d’exister pleinement, de grincer, de craquer, de frissonner. »

Il y a encore d’autres descriptions ainsi posées en demie teinte avec une espèce d’agacement et une bonne dose d’humour rétrospectif, dans la recréation des heures vécues en modulant une attente qui semblait vaine.

Un rien d’histoire aussi, peu narrative, plutôt factuelle, mais tellement sauvage :

« A l’angle de la rue, le lampadaire éteint fait encore semblant d’éclairer le trottoir. Un trou à la place de la maison du boulanger. Les Russes, les Allemands, encore les Russes, sporadiquement les Suédois ont fait le guet dans les venellesde la vieille ville comme des chats tapis près de souricières. En partant, les Russes ont brûlé l’aciérie. Les Allemands, en arrivant, ont démoli les casernes bâties par les Russes. Les Russes, en revenant, ont reconstruit, c’est-à-dire détruit pour construire autre chose, et parfois l’autre chose ne fut jamais construite. Dernièrement, les Finnois et les Italiens sont venus à leur tour acheter, construire et vendre, les valises pleines de billets indexés sur le dollar. Et perpétuellement, entre les remparts, les clochers en oignon des églises orthodoxes, les carottes pointues des luthériens, les carrés de pomme de terre des maisons bourgeoises se combattent, essayant de s’écraser, donnant aux oignons un goût de pomme de terre et aux pommes de terre une couleur carotte, faisant mijoter une soupe indigeste dans laquelle les nuages de crème occidentaux se mouillent l’ourlet à contre-cœur. »

Voilà du style et du meilleur. Comme un miroir, sur le tain duquel les images se superposent ? Sans doute plus un arrache cœur, qu’un contrecœur, tous comptes faits.

Je voudrais bien découvrir Tallinn.

Un roman estonien. Katrina Kalda. Editions Gallimard 2010

Photos : Tallinn, cliché Sorina Capp et portrait de l’auteur, cliché Gallimard.

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