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INTERVIEW DE JEAN SEBASTIEN BORDAS - Propos recueillis par Julie Cadilhac - BSCNEWS.FR/ Illustrations J.S Bordas /
Votre première parution était l'adaptation d'une nouvelle de Maupassant? Qu'est-ce qui vous a attiré chez le Docteur Héraclius Gloss, ce savant épris de Vérité?
J’ai aimé le fait que ce soit un personnage typique de Maupassant, traitant le thème de l’impossibilité d’être seul, qui revient beaucoup dans ses meilleures nouvelles - Le Horla, L’Auberge… Mais avec une forme qui tranche avec le reste de son œuvre : le personnage de Gloss est un peu ridicule, la nouvelle est assez burlesque. Alors il y a ce côté léger, et puis un aspect bien sérieux au fond puisque la nouvelle traite aussi d’une certaine façon du fanatisme religieux, de comment la résolution de cette question de la Vérité est inaccessible à l’homme, ce petit être si limité dans le temps et dans l’espace… Dans une époque où l’appartenance religieuse redevient un élément par lequel de plus en plus on définit son identité, je pense que ça m’a touché. Pas de malentendu : ce n’était pas un message adressé à la société, c’était un plaisir strictement personnel. Lennon a fait Imagine et c’est devenu une illustration sonore pour une pub de banque, un encouragement à la surconsommation et à l’endettement. Je n’imagine pas qu’une bd -ou n’importe quelle œuvre- puisse porter vraiment un message quelconque. Le « message » est peut-être bien l’argument le plus léger et décoratif d’une création.
Quelles sont vos références en matière de graphisme? Qu'est-ce qui a, de près ou de loin, influencé votre trait?
Si on va chercher jusqu’aux influences « de loin », on risque justement d’aller très loin… Il y a quelques auteurs dont j’ai recopié les images dans ma formation : Loisel et Dumontheuil, et surtout Alberto Breccia dont j’ai recopié des pages entières. Disney j’avoue. Ce sont probablement mes influences les plus fortes. En dehors du monde de la bd, il y a Schiele, Van Gogh, Bofa ou Tamayo qui est mon peintre préféré du XXème, mais je crois que ça ne se voit pas -pour l’instant. Sans m’être autant plongé dans leurs images, Tardi, Blain ou de Crécy sont des gens qui m’ont certainement d’une façon ou d’une autre également influencé. Il faut à cette liste ajouter Fred, qui fait partie des auteur de bd que j’ai découverts adolescent et qui m’ont donné envie d’embrasser cette carrière.
Votre Recul du fusil a des airs d'Illusions perdues: un jeune paysan provençal plein d'espoir débarque à Paris et va rapidement essuyer les plâtres de son insouciance et de sa naïveté...vouliez-vous faire une "bande-dessinée d'apprentissage"?
Ce serait presque prétentieux, ça voudrait dire que je considère que j’ai « appris »… Mais il y a un peu de ça. Disons « d’apprentissage en cours »… Exactement, c’est une histoire d’illusions perdues et c’est en cela que je le considère comme une histoire contemporaine au moins autant que comme une bd historique. Les illusions perdues c’est toute l’histoire d’aujourd’hui ; je parlais de Lennon tout à l’heure : il n’y a plus d’œuvre, il y a des produits ; politiquement, ça fait longtemps que partis et syndicats ont renoncé à tout plan B. Les années trente au contraire c’est le moment des grandes utopies. Les oppositions, les syndicats ne sont pas dans la négociation ou dans la proposition de réformes qui cadrent dans le système : ils ont un vrai « plan B ». On sait quoi faire après avoir vidé les coffres des banques. J’ai surtout voulu essayer de superposer cette époque à la notre parce qu’elle est à la fois semblable et très différente… Ca révèle un jeu de parallèles et de perpendiculaires intéressant : crise/crise, mais population traumatisée par la der des ders/population qui n’a jamais connu la guerre… On peut jouer à ça pendant longtemps.
Expliquez nous ce titre....
C’est un titre qui a à voir avec cette idée d’illusions perdues justement. Le recul du fusil au sens propre c’est évidemment quelque chose qu’il faut savoir maîtriser faute de se faire démonter l’épaule ; donc ce titre est une sorte de métaphore de l’action qui ne laisse pas son auteur maladroit indemne. Et puis c’est un jeu de mot avec le double sens de recul, le recul qui permet de voir les choses plus comme elles sont que comme on voudrait qu’elles soient…
Cette série de trois volumes où vous racontez la destinée d'un jeune homme romantique est inspirée de l'histoire de votre propre grand-père?
En quelque sorte… En fait mon grand-père était républicain espagnol. Qui a trouvé refuge en Provence. Il n’a pas connu l’avant guerre en France même s’il y a fait un voyage en 36 ou 37 pour gagner l’adhésion des Français à la cause républicaine. Il a d’ailleurs participé à un meeting au Grand Rex, j’y fais un petit clin d’œil lorsqu’on voit mes héros en sortir dans la bd, mais c’est furtif. Je m’en suis inspiré dans quelques anecdotes, dans l’envie de traiter de cette période, cette histoire. Mais rien de trop direct, ce n’est pas sa vie. Je ne voulais pas ça, on ne peut pas raconter l’histoire de quelqu’un qu’on a aimé, il faut pouvoir être méchant avec ses héros sinon ce n’est pas très intéressant à lire, et ennuyeux à écrire.
Avez-vous eu la chance de partager avec vos grands parents leurs ressentis sur l'avant-guerre de 39-45?
Assez peu. Ils m’ont raconté quelques trucs. Mon grand-père espagnol m’a donc raconté des histoires sur la guerre d’Espagne, l’histoire de son évasion, des trucs comme ça. Mes grands-parents français étaient plus jeunes, ce qu’ils m’ont raconté c’est leurs souvenirs de gamins qui voyaient que leur père avait pas de boulot et que c’était dur à la maison. La politique internationale à cette époque dans leurs villages entre Rhône et Saône…Ah si, je sais qu’à ma grand-mère on avait raconté que les rouges espagnols mangeaient les cadavres des bonnes sœurs, des choses comme ça. Je ne sais pas si elle a eu peur quand elle a rencontré mon pépé d’Espagne ! Ils étaient adolescents pendant l’occupation, c’est plus de cette période qu’ils m’ont parlé.
L'ancrage du récit à l'époque de la montée des fascismes et du Front Populaire place malgré lui votre héros dans l'action.... Pensez-vous qu'un cadre historique marqué soit un atout narratif?
Oui. De le pousser à faire des choix tranchés permet de définir un personnage, son caractère, par l’action plutôt que par une description facilement rébarbative. Dans le cas de ce récit, le lecteur sait en gros déjà ce qui caractérise les deux camps, donc on s’évite encore beaucoup de mise en place, de présentation de « l’univers du héros »… Et les événements extérieurs rythment le récit. Marquent le temps qui passe. J’aime bien.
Comment s'explique cet usage récurrent des fonds de vignette monochromes? Avez-vous volontairement joué avec les nuances de jaune et de marron? Souhaitiez-vous donner un aspect sépia, vintage?
Les fonds monochromes c’est un souci de lisibilité avant tout. Beaucoup de cases sont déjà assez chargées en texte, il était inutile de les alourdir par des détails inutiles au niveau du dessin, qui auraient ralenti encore un peu la lecture. Sinon, pour les ambiances colorées je me suis penché sur les premières photos en couleurs de l’époque d’une façon générale. Mais je trouve, honnêtement, que c’est un peu trop « jaune » dans l’ensemble. J’ai trop poussé ça.
Fernand a peu de préoccupations à part l'amitié et les femmes...et il est d'ailleurs fort maladroit de ce côté-là...souhaitiez-vous en faire un héros aux ambitions très mesurées?
Oui ! C’est un individualiste apolitique au départ. Il veut juste profiter. C’est un peu le cliché qu’on relaye du jeune d’aujourd’hui finalement. Et puis il change. Va-t-il mûrir dans les prochains tomes? Que va-t-il arriver en Espagne? J’espère qu’il va mûrir ! En Espagne il va découvrir que la guerre, c’est pas du roman. Et que les choses sont souvent plus compliquées de près qu’elles n’en ont l’air de loin…
"S'il y avait une justice, le premier obus en Espagne, il serait pour ma gueule"...voici la dernière phrase de Fernand lors du tome 1....pensez-vous que c'est une idée qui était courante parmi les hommes qui s'apprêtaient à affronter le champ de bataille?
Non, je ne crois pas. Le témoignage que j’ai lu qui se rapproche peut-être le plus de ça c’est « puisque j’étais foutu, autant servir à quelque chose ». Mais même là il n’y a pas cette idée d’expiation par le sang. Parmi les volontaires étrangers en Espagne, il y avait beaucoup de types qui n’imaginaient même pas qu’ils allaient vers le danger. D’un autre côté il y avait pas mal de vétérans de 14, qui savaient très bien où ils allaient. Quoi qu’il en soit, la plupart venaient pour vivre un idéal, une utopie, un rêve de solidarité internationale, voire une révolution pour certains. Ils ne venaient pas cueillir les obus, avec cette mentalité défaitiste. Ils étaient enthousiastes, quoi.
Quels projets pour 2011?
La suite ! J’ai aussi quelques autres projets à développer et proposer à des éditeurs, avec des graphismes différents. J’ai envie de revenir à du tout traditionnel. Couleurs à la main. Des pinceaux et des tâches ! Oublier les mises en couleurs informatiques. Ouvrir un blog. Et un peu de dessin animé.
Enfin, si vous deviez être Père-Noël cette année, quel(s) livre(s) ou bd(s) placeriez-vous sous les sapins?
Breccia pour ceux qui ne connaissent pas. Ce n’est pas l’actualité brûlante parce que ça fait un moment qu’il est mort, mais c’est pour moi le plus grand dessinateur de l’histoire de la bd et il est trop méconnu. Pour commencer, j’offrirais Le Cœur Révélateur aux audacieux ou Mort Cinder aux classiques. En roman, Le Maître et Marguerite de Boulgakhov, ou un Brautigan.