Il y a pourtant l’envers du décor, et le livret n’est pas une bonne affaire pour les épargnants, et encore moins pour l’économie nationale. Car cette épargne est administrée, les règles du jeu sont fixées par l’État et l’essentiel des dépôts va au « bras financier » de l’État, la Caisse des dépôts. C’est ce qui interdit de mieux rémunérer l’épargnant, car l’emploi de ces fonds n’est pas guidé par les marchés financiers, mais par les priorités définies par l’État, comme le logement dit social, et autres emplois à fonds perdus. Il est temps d’en finir avec les privilèges des organismes publics, de banaliser totalement le livret A et de libérer l’épargne française.
L’administration de l’épargne : une solide tradition française
Le livret A est une des survivances de l’épargne administrée ou réglementée, vestige du glorieux temps où la France, seule avec les pays communistes, ignorait l’existence et a fortiori les règles du libre marché de l’épargne. À l’origine, le livret A était un monopole de quelques établissements publics ou parapublics, Banque Postale (La Poste, tout simplement), Caisse d’épargne et Crédit mutuel (qui délivrait un livret ayant les mêmes caractéristiques que le livret A).
L’arbitraire était partout : d’abord dans le choix des organismes pouvant délivrer le livret A. Ensuite dans la fixation du taux d’intérêt, qui dans l’esprit des gouvernants n’a jamais été un prix, mais un décret. L’introduction de bases de calcul qui se voulaient « objectives » à travers des modèles mathématiques n’y a rien changé. Quand le résultat n’arrangeait pas le pouvoir, on fixait un taux différent, encore plus arbitraire, souvent inférieur à l’inflation, ce qui donnait un taux réel négatif. Enfin, les intérêts du livret A étaient exonérés d’impôt, un autre privilège auquel n’accédaient pas les autres formes d’épargne.
Les banques n’appréciaient guère cette situation ; Bruxelles non plus, et le pouvoir a dû s’exécuter de mauvaise grâce et renoncer en apparence au privilège des institutions publiques. Désormais, toutes les banques peuvent délivrer les livrets avec exonération fiscale des intérêts.
C’en était sans doute trop pour l’État, et il a tout fait pour limiter au minimum cette ouverture à la concurrence. D’une part, il n’y a aucune liberté des taux d’intérêt : voilà une exception française surprenante dans un marché financier mondialisé, dans une Europe au marché unique. D’autre part, les avantages fiscaux demeurent réservés aux livrets et n’ont pas été étendus aux autres formes d’épargne. Enfin et surtout, voici maintenant une réglementation qui sauve l’essentiel pour l’État : les dépôts doivent être drainés vers la Caisse des Dépôts et Consignations.
65% des sommes happés par la Caisse des Dépôts
En effet, il y a un autre scandale du livret A, comme du Livret de Développement Durable (nouvelle appellation politiquement correcte de l’ancien CODEVI). Les sommes déposées doivent, dans leur majorité, être versées à la Caisse des dépôts. Le plus gros établissement financier français (public, cela va de soi). C’est d’ailleurs à son initiative qu’a été créé le fameux FSI (Fonds stratégique d’investissement), vrai « fonds souverain » public, digne de ceux de la Chine ou des États rentiers du pétrole. Ce fonds d’investissement, merveilleusement encadré (51% à la Caisse des Dépôts, 49% à l’État – nous sommes réellement en plein ultralibéralisme) permet à nos technocrates de jouer au Monopoly industriel avec l’argent des Français, en achetant ou vendant des titres d’entreprises dites stratégiques, soit disant pour stabiliser le capital alors que ces jeux arbitraires, suivant l’humeur du prince, ne font que perturber la stabilité de ce même capital.
Les organismes qui délivrent le livret A doivent reverser 65% du montant des dépôts à la Caisse des dépôts : un vrai racket. Ces sommes ne seront pas disponibles sur le marché des capitaux, elles servent notamment à financer « le logement social » ; chacun sait en effet que seul le public peut œuvrer pour le bien commun comme le confirme la situation de l’immobilier en France. Toujours est-il que c’est à l’épargnant que l’on impose le sacrifice d’un placement à un taux dérisoire. Si l’on veut construire des HLM, qu’on paye cette construction à son vrai coût, y compris le coût du financement. Mais le vol de l’épargnant est dans la tradition française : Guignol rossant le gendarme, c’est bien vu.
La « centralisation des dépôts » : une extraordinaire usine à gaz
Depuis deux ans, les dépôts sur les livrets progressent moins vite, voire reculent. Donc c’est un manque à gagner pour la Caisse si on maintient un pourcentage de « centralisation » de 65%. Qu’à cela ne tienne : l’État va changer les règles du jeu, et c’est l’objet de deux décrets actuellement discutés, qui sortiront en janvier.
Dans le nouveau système on garantit en toute hypothèse que la CDC recevra au moins des sommes en hausse de 2%, quelle que soit l’évolution des dépôts. Mais si les dépôts reculent ? Tant pis, il faudra centraliser chaque année au moins 2% de plus à la Caisse des dépôts. Ce qui fait que, plus les dépôts régressent, plus la part que les banques devront reverser à la CDC augmentera : le texte prévoit qu’on aura un taux de centralisation de 70% au plus tard en 2018. Car la loi dite de modernisation économique (LME) prévoit que le plancher de centralisation doit correspondre à 125% des encours de prêts aux HML. Le texte prévoit même un ajustement mensuel du niveau de centralisation. Mais au delà d’une croissance de 3%, la collecte restera dans les banques ; bref : une usine à gaz que même les experts ont du mal à décoder. Passons sur le fait que les nouveaux distributeurs du Livret A, qui n’en étaient qu’à 20% de centralisation, devront avoir rapidement rattrapé les niveaux fixés.
Mais le scandale va plus loin. De façon tout à fait arbitraire, l’État avait fixé entre 0,6% et 0,9% la commission des banques en cas de centralisation àla CDC : beaucoup trop généreux, affirment nos technocrates. Le second projet de décret prévoit donc de fixer un nouveau taux qui, suivant les cas, se situera entre 0,33% et 0,54%. Ceux qui conservent plus de dépôts à leur bilan seront rémunérés aux taux les plus bas.
Au moment où on demande d’assurer la liquidité des banques, et de stabiliser leurs ressources, le gouvernement entend surtout assurer la liquidité de la CDC. Or même le rapport Camdessus, peu suspect d’ultralibéralisme, fixait à 0,4% minimum le niveau à partir duquel la distribution est rentable. Ceux qui seront à 0,33% ne seront sûrement plus rentables. La CDC n’a que faire de la rentabilité, puisqu’on lui fournit sur un plateau l’argent que les banques ont dû lever elles-mêmes.
Il faut libéraliser l’épargne
Les banques se défendent contre cette situation absurde en réclamant un taux de centralisation de 50%. Elles ont tort ; elles devraient laisser l’État aller jusqu’à 100%. À ce niveau plus aucun banquier n’aurait l’envie d’offrir des livrets, ce qui achèverait de tuer « l’épargne populaire ». Pourquoi dire que les banques ont tort ? Le seul taux de centralisation acceptable, c’est le taux zéro. Avec l’État, dès qu’on met le doigt dans l’engrenage, on est perdu, car l’État est toujours plus gourmand. De même, le seul taux de rémunération acceptable, c’est le taux libre déterminé par le marché et fixé contractuellement. Quant à l’exonération fiscale, elle devrait concerner toute l’épargne, qui finance en fait l’avenir, au lieu d’être fixée selon l’humeur du prince.
En réalité, il n’y a à cette affaire qu’une solution : libéraliser totalement l’épargne, livret A en tête, laisser les banques fixer les conditions et les taux avec leurs clients, laisser la concurrence jouer, et laisser les banques apporter ces capitaux sur les marchés en fonction des besoins de l’économie et non des besoins dictés par quelque technocrate.
Et le logement social ? D’abord le privé est parfaitement capable de construire des logements à bas prix, et la crise du logement serait largement résolue si on cessait de geler des terrains par des politiques malthusiennes. Certes, il faudrait payer le vrai prix. Mais le prix serait moindre avec une vraie concurrence et, de toutes façons, on ne voit pas au nom de quoi on volerait l’épargnant pour en faire bénéficier le logement social. Même en matière sociale, un faux prix donne toujours de mauvais conseils.
Ces usines à gaz sont des combats d’arrière garde. L’ouverture des frontières, la pression européenne, le jeu de la concurrence balayeront tout cela.
Le vrai drame, la vraie anomalie, le vrai scandale, c’est l’existence même de l’archaïque Caisse des Dépôts, symbole d’un État tout puissant qui joue avec l’argent des autres, sans limite, sans règle du jeu. La nuit du 4 août avait, paraît-il, aboli les privilèges du clergé et de la noblesse. Très vite ces privilèges se sont reconstitués au bénéfice des princes et des technocrates qui nous gouvernent, et au détriment du bon peuple dont l’argent est confisqué avant d’être gaspillé.