Péremptoire : "Si avant de mourir t'as pas assisté à une pièce de Mnouchkine, t'as raté ta vie". (Seguéla Style).
J'ai assisté à la représentation des naufragés du fol espoir en octobre dernier. Autant dire il y a une éternité. J'en suis resortie bouleversée avec l'envie folle d'immédiatement tout partager. Et puis je me suis laissée happer par mon quotidien frénétique et j'ai renoncé. Et voilà qu'en couverture de Télérama cette semaine il y a l'allégorie conçue par la compagnie du théatre du Soleil lorsqu'elle s'est jointe au cortège des manifestants contre la réforme des retraites, en octobre dernier justement. Ca a suffi à raviver ma flamme. J'ai remis le nez dans les quelques notes que j'avais gribouillées dans le noir. Et voilà ce qu'il en est...
Assister à une représentation de la compagnie du théâtre du Soleil c'est une expérience unique. Une expérience où la notion de partage prend tout son sens. Dès l'arrivée sur place, le dépaysement est garanti : La cartoucherie de Vincennes c'est déjà en soi un endroit à part. A quelques pas du parc floral, on y accède en franchissant les portes en fer forgé qui s'ouvrent sur un parking boisé. Le cadre bucolique invite à la rêverie. Devant le théatre du soleil deux braseros répandent leur douce odeur de feu de bois dans l'air. L'accueil est assuré par les comédiens et Ariane Mnouchkine elle même qui souhaite chaleureusement la bienvenue à chacun : Très surprenant mais cette attention donne le ton général de la soirée placée sous le signe de la proximité.
Là, on vous indique la marche à suivre : Il faut pénétrer dans la salle, aller choisir sa place sur les gradins et revenir à l'entrée pour indiquer la position choisie. Ainsi, les places sont attribuées le soir même et le spectateur choisit son emplacement après l'avoir "essayé" : bonne idée.
Une fois le billet définitif en main, le spectateur a toute liberté pour flâner dans la grande salle où Ariane Mnouchkine et sa troupe ont à coeur de faire partager ce qu'ils aiment. Ainsi, sur des pupitres en bois sont installés des livres à parcourir : signés Apollinaire ou Jules Verne, ce sont de bien belles éditions. Une pétition pour l'abrogation de la réforme des retraites trône aussi à côté des ouvrages. Ca c'est pour la nourriture de l'esprit.
Côté bouche aussi, c'est "réjouissances et découvertes" au menu. Gros succès pour le stand de Mama Fanta qui sert dans des verres Duralex, au choix : des gingembres frais (jus de gingembre glacé(infusions?), sucre, menthe et quartiers de citron vert) et des hibiscus chauds parfaitement sucrés. N'essayez pas de lui soutirer les mystérieux dosages, j'ai tenté ma chance mais elle conserve ses secrets.
Un grand comptoir de bois est aussi aménagé où l'on peut commander au choix : à boire ou à manger. Si les vins au verre ont la côte, je recommande vivement la limonade du désert (citron pressé + cannelle + cassonnade + fleur d'oranger : un pêché). Pour les petits plats "maison", difficile de trancher tellement tout est alléchant (mention spéciale à la soupe de petits pois à la menthe. Démente. Et au "pastel du marchand portugais" à la cannelle parfaitement dosée et dont le croustillant est juste parfait). Pour déguster on s'attable à une des tables rondes dressées pour l'occasion et décorées de chaleureux lumignons qui diffusent une lumière douce ou à un des comptoirs, au coude à coude : ambiance conviviale 100% garantie.
Après s'être restauré, le badaud peut aussi échouer au coin librairie où l'on trouve une jolie collection de beaux livres et le programme du spectacle. Avec Mnouchkine, l'engagement n'est jamais loin comme en témoigne la mention associée au stand qui vend les programmes dont la moitié des recettes est reversée au théâtre Aftaab de Kaboul "pour que les comédiens puissent continuer à vivre et à travailler". Partout Mnouchkine rappelle que nos actes ne sont pas innocents et que l'humain doit être au coeur de nos préoccupations.
On pourrait être tenté de rallier sa place avant que le spectacle ne commence mais on reste là, à s'imprégner de l'ambiance, bercé par le léger brouhaha de la foule de ce restaurant aux allures de cantine conviviale. Arriver à l'avance et déambuler c'est s'offrir l'occasion dans prendre plein les yeux et les papilles, alors pourquoi se priver?
En ce lieu les maitres mots sont partage et proximité, simplicité et convivialité. Mnouchkine fait tomber les barrières et prouve à ceux qui considèrent encore que le théâtre est réservé à une élite où la distance est de mise qu'une alternative est possible.
Aller assister à une représentation des naufragés du fol espoir du côté de la cartoucherie de Vincennes, dans l'antre de Mnouchkine, c'est pénétrer dans un havre de paix qui permet d'oublier pour un instant les luttes intestines. C'est s'offrir le luxe de penser qu'on n'est pas seul à vivre cet idéal fraternel et solidaire que le quotidien semble parfois s'échiner à laminer.
Quand la pièce commence on réalise qu'elle est bourrée de surprises. Naviguant entre cinéma et théâtre à proprement parler, elle joue avec les codes. Le parti pris de la mise en scène est de "montrer" tous les artifices dont use le septième art pour créer ses ambiances féériques ou au contraire plus vraies que nature. Les machinistes sont par exemple des acteurs dont on peut suivre le travail en continu et l'installation des décors se réalise au fur et à mesure, en temps réel. Au delà de la mise en abyme intéressante que présente la pièce (on joue le tournage d'un film muet dont les sous titrages projetés permettent au spectateur de la pièce de suivre l'intrigue du film) où les acteurs de théâtre jouent donc le rôle de comédiens de cinéma, la pièce dénonce, cite Jaurès et Marx sans complexe, évoque parfois une ambiance à la Good Bye Lenin quand elle met en scène la fin d'une époque qui fait place aux changements où se mêlent la joie sincère et d'amères déceptions.
La trentaine de comédiens éblouit par son jeu intense et la débauche d'énergie dont ils font tous preuve.
Alors bien sûr le discours semble parfois manquer de subtilité mais l'émerveillement qui frappe le spectateur le fait rapidement oublier.Le fond musical, magique, fait souvent frissonner et galvanise.Les déplacements sont si riches et si bien chorégraphiés que la pièce prend parfois des airs de ballets.
Jouant avec les limites entre réel et comédie, on aime l'odeur de la poudre quand se produit une explosion sur scène, on aime l'idée de pouvoir scruter les coulisses car avec Mnouchkine, le théâtre devient un art transparent. Au point qu'à l'entracte (car la pièce dure 4 heures), les loges sont accessibles au regard, à peine voilées de rideaux clairs et le moment magique avant l'entrée en scène ou le changement de costume sur un rythme échévelé d'ordinaire privés sont des moments eux aussi partagés.
Avec Mnouchkine, le théâtre est partout, sur scène, en dehors, il est là tout le temps, pendant la représentation, avant, à l'entracte.
Bien entendu, le caractère politique de la pièce est évident et on relève de nombreuses saillies contre le capitalisme, le colonialisme ou des questions de sociétés plus précises (les sans papiers par exemple). Les clins d'oeil à la grande histoire sont nombreux et en parallèle de celle-ci c'est une vie riche en émotions, en changements de direction, en espoirs nourris et parfois déchus que l'on suit. Le jeu des acteurs est époustouflant. Ils sont nombreux sur scène et pourtant ils sont tous bons. Incroyablement bons. On rit franchement, on s'émeut des faiblesses et de la force des rôles qu'ils interprétent, on vibre avec eux du début à la fin, intensément.
Je termine en citant le final de la pièce qui s'est terminée par une standing ovation mémorable, une déferlante d'applaudissements qui semblait ne jamais devoir s'arrêter et qui résonnait comme un grand merci :
"Nous avons une mission : apporter aux vaisseaux qui errent dans le noir la lueur obstinée d'un phare".
La pièce se joue à Paris jusqu'au 9 janvier 2011 et se jouera à Lyon du 20 janvier au 21 février, à Nantes en mai... (La programmation est à retrouver sur le site du théâtre du Soleil ici).