Voici la suite de l'intervew de Léo Tamaki, l'apôtre de la transformation martiale. Elle a été publiée dans le magazine "Arts et Combat" (mars-avril 2009).
Interview de Léo Tamaki, "L'apôtre de la transformation martiale"
Qu'est-ce que cette modification de l'utilisation du corps?
(Rires) LA question. Cela peut recouvrir des choses très différentes selon les écoles. L'enseignement de l'Aunkaï d'Akuzawa senseï est la plus extraordinaire méthode de développement, génération
et réception de force que j'ai vue. Le travail du Shinbukan de Kuroda senseï développe le corps le plus souple et le plus sensible que j'ai rencontré. L'enseignement de chaque école reflète les
conceptions du combat de son fondateur.
Fondamentalement on peut dire qu'il y a une modification de l'utilisation du corps à partir du moment où il devient capable de réaliser des choses de façon différente. Bien évidemment dans le
contexte martial il faut que cela apporte un plus, à savoir une augmentation de l'efficacité en combat. De l'extérieur le geste d'un adepte pourra sembler similaire à celui d'un individu
quelconque. Mais le travail interne sera totalement différent, de même que les effets de son mouvement. Il peut s'agir d'employer des muscles différents afin de réaliser le même geste, ou
d'utiliser les mêmes muscles mais de façon différente. Les variations sont innombrables.
Cette modification du corps n'existe-t-elle que dans les disciplines martiales?
Beaucoup d'hommes confrontés à des situations de vie ou de mort ont modifié la façon d'utiliser leur corps, souvent sans en être conscient. Je parlais récemment avec un alpiniste de très haut
niveau qui m'expliquait que son corps flottait. Et j'avais effectivement perçu chez lui une "légèreté" qui ne correspondait pas à son poids. Ukimi, le corps flottant est une théorie de l'école de
Kuroda senseï. Il ne s'agit pas du même flottement et il n'est pas réalisé dans le même but mais dans les deux cas il y a modification.
La question n'est pas de savoir si l'homme peut arriver à utiliser son corps différemment et plus efficacement, il le peut. La question dans les traditions martiales concerne la transmissibilité
d'un tel enseignement. Et les ryu avaient réussi à créer des méthodes permettant de modifier l'utilisation du corps de leurs adeptes.
La notion de vie ou de mort place l'être humain dans un état incroyable où celui qui arrive à dépasser sa peur devient capable de mobiliser des ressources extraordinaires. Les hommes qui ont vécu
cette tension de mort tout au long de leur existence ont développé une science du corps sans équivalent dans l'histoire de l'humanité. Malgré leur investissement dans leurs disciplines les
athlètes ne connaissent pas cet état. C'est pourquoi nombre d'entre eux viennent chercher chez Kono senseï ou Hino senseï un savoir plus fin que celui de leurs entraîneurs qui leur permettra
d'améliorer leurs performances.
Léo Tamaki avec Maître Kuroda
Tu parles de la pratique en termes d'efficacité martiale, de modification de l'utilisation du corps.
L'aspect spirituel ne t'intéresse-t-il pas?
Les voies martiales sont pour moi une méthode d'éducation du cœur, du corps et de l'esprit. Pour beaucoup le budo est une pratique issue des bujutsu mais qui s'en est éloigné dans la pratique.
Mais à mon sens le budo doit être plus que le bujutsu dans le sens où il devrait intégrer celui-ci tout en y ajoutant une composante éthique. Je comprends que pour certains l'aspect martial ne
soit pas important dans la quête de développement personnel qu'ils ont entreprise. Mais pourquoi alors s'embarrasser d'un décorum martial superflu? Il existe beaucoup de méthodes de développement
comme le Yoga qui ne font pas référence au monde martial et qui sont autant sinon plus efficaces. J'ai choisi la pratique martiale parce que c'est un univers que j'aime. Pour moi il est important
de garder la cohérence martiale si nous désirons atteindre les résultats que nous cherchons par cette voie. Le budo que j'essaie d'enseigner contient donc l'aspect martial issu du bujutsu, mais
il est important et nécessaire d'y ajouter une dimension éthique.
Comment cela se traduit-il? Enseignes-tu cela par la parole, en citant des maîtres par exemple?
Non, généralement pas. Effectivement si je devais le faire je le ferai en citant des maîtres car je suis sincèrement loin de toute réalisation spirituelle. Je crois que la pratique de l'Aïkido
contient en elle l'enseignement d'Osenseï. C'est cela qui fait sa grandeur et son génie. C'est un message universel parce qu'il est au-delà des mots. Il n'a pas besoin d'être verbalisé pour être
compris.
Les techniques de l'Aïkido sont des métaphores. Le conflit qu'elles simulent est résolu par une technique martiale mais dont le cœur est la compassion. L'activité physique donne lieu à une
transformation spirituelle. Celui qui passe son temps à bloquer des tsuki et à y répondre par un tsuki évoluera différemment de celui qui les esquive et redirige son adversaire avant de le
contrôler avec douceur. En Aïkido chaque technique se termine normalement par la préservation de celui qui l'applique mais aussi de celui qui la reçoit, même s'il est contrôlé.
Bien sûr martialement parlant le message de Ueshiba est une utopie! Mais elle est de celles qui changent le monde. Je crois que son héritage est aussi important que ceux que nous ont légués
Gandhi ou Martin Luther King. Sans doute même plus car elle se passe d'explications.
Le pratiquant lambda qui vient s'inscrire dans un dojo d'Aïkido y vient généralement pour des raisons assez triviales. Il cherche à se détendre, se remettre en forme, apprendre à se défendre,
etc… Petit à petit et sans qu'il s'en rende compte la pratique le changera. De façon relativement superficielle en améliorant sa santé, en le distrayant, mais surtout au plus profond de lui-même.
Cours après cours il fait face à des attaques et apprend à y répondre par la non-opposition. Entraînement après entraînement il applique des techniques empreintes de compassion face aux attaques
qu'il subit. C'est tout naturellement que ce comportement déteindra sur chaque acte de sa vie quotidienne, faisant de lui un homme qui développe son potentiel en intégrant une éthique
humaniste.
J'ai toujours considéré que les budo, et plus particulièrement l'Aïkido, étaient les pratiques martiales qui devraient être les plus répandues. Nous n'avons jamais autant eu besoin de méthodes
d'éducation efficaces qu'aujourd'hui où règnent l'argent et l'individualisme. Le respect de soi et des autres qui sont la base des budo est une valeur en voie d'extinction…
Pourquoi considères-tu que le message de Ueshiba est une utopie?
Parce que préserver son adversaire est quelque chose de très difficile. Il faut avoir un niveau bien supérieur au sien pour le faire sans danger. Il est bien plus facile de détruire son
adversaire. Il est d'ailleurs significatif que ce type de pratique se développe surtout dans les pays "sûrs" dans les catégories de population les moins susceptibles de subir des agressions. Mais
encore une fois c'est la plus belle des utopies. Celle qui parfait l'être humain. Et celui qui cherche l'efficacité la trouvera aisément dans l'Aïkido s'il sait lire entre les lignes… Les racines
du bujutsu sont encore très proches.
Tu es japonais de par ton père. Tu parles japonais et vis au Japon. Crois-tu qu'il est important de connaître la culture du pays d'origine de la pratique que l'on a choisie?
C'est une question très compliquée… Comme je le disais l'Aïkido est universel et se suffit à lui-même. Il se passe de mots et il n'est donc pas nécessaire de parler japonais ou d'étudier le
Shinto. Par contre il est indispensable de remettre les disciplines que l'on pratique dans leur contexte si on veut en obtenir l'efficacité. Non pas dans le contexte culturel au sens où on
l'entend habituellement, mais le contexte du quotidien.
Une discipline traditionnelle pratiquée avec le corps utilisé de façon moderne ne peut donner naissance qu'à une efficacité très limitée. Les méthodes martiales traditionnelles japonaises sont
basées sur une utilisation du corps qui est fondamentalement différente de celle d'aujourd'hui. Comme l'explique Kono senseï les japonais d'antan avaient une marche homolatérale. C'est-à-dire
qu'ils avançaient la jambe et le bras du même côté simultanément et que leur colonne vertébrale ne vrillait pas par rapport au bassin. Par ailleurs ils marchaient sur l'avant du pied, le talon
étant sorti de leurs zoori ou setta. Aujourd'hui tout le monde, même au Japon, marche de façon controlatérale en attaquant le sol avec le talon. Les résultats ne peuvent évidemment être les mêmes
s'ils sont basés sur des fondements radicalement différents.
Faut-il alors marcher comme les japonais du passé?
(Rires) Le danger est de tomber dans les extrêmes. Il n'est pas nécessaire de singer les samouraïs pour pratiquer les arts martiaux. Mais effectivement, marcher sans vriller la colonne, même en
gardant simplement le torse de face, peut amener de nombreux changements au niveau de la pratique. De même que ne pas frapper le sol avec le talon, à défaut de marcher sur l'avant du pied.
La marche est l'activité physique fondamentale de l'homme. Sa maîtrise est le premier pas vers la modification de l'utilisation de votre corps. On dit d'ailleurs que l'homme a acquis son
humanité lorsqu'il a adopté la position debout. Chacun, même le plus occupé d'entre nous, marche quotidiennement. Il ne tient qu'à chacun de transformer ce temps passé notamment à se rendre à son
lieu de travail en pratique martiale. D'abord par le travail sur la forme, ensuite sur la sensation. Les qualités telles que centrage, disponibilité, relâchement peuvent être développées très
efficacement. Aujourd'hui les gens pensent savoir marcher parce qu'ils arrivent à aller d'un point A à un point B. Cela revient à dire que l'on sait faire de la musique parce que l'on arrive à
faire du bruit en appuyant sur les touches d'un piano.
Tu insistes en permanence sur un travail en relâchement et en souplesse et il semble que tu as presque banni le travail en tension. Pourquoi?
Tout simplement parce que le travail en tension n'est pas efficace dans le cadre d'un combat réel et face à quelqu'un de plus fort que soi. Il n'est pas non plus efficace dans un combat sportif
mais cela porte moins à conséquence. Le travail en tension est efficace dans certains domaines tels que la course de vitesse, l'haltérophilie et de nombreux autres sports. En combat il ne
fonctionne que face à des personnes plus faibles physiquement et/ou techniquement. Ce n'est pas grave pour des sportifs dont la défaite ne signifie pas la mort. En revanche on comprend que les
adeptes du passé ou quelqu'un comme l'expert de Systema et vétéran des Spetsnaz Vladimir Vassiliev qui a connu les champs de bataille, l'aient depuis longtemps abandonné.
Léo face à Maître Tamura
Alors que Ueshiba était considéré par ses pairs comme un combattant extraordinaire l'Aïkido est aujourd'hui critiqué en raison de son manque de réalisme. N'y a-t-il pas là un véritable
malaise?
Absolument. L'Aïkido est surtout critiqué en raison de ses attaques irréalistes. Et c'est justifié. Si l'attaque est incorrecte la réponse est sans intérêt puisqu'elle se fonde sur un postulat
faux. Par contre la critique est souvent mal dirigée. Généralement ce sont les formes des attaques, les frappes à mains ouvertes ou les saisies, qui sont critiquées. Hors ces attaques
correctement réalisées sont très efficaces. Le problème vient en réalité de leur exécution.
Si les frappes des pratiquants d'Aïkido font rire ceux de Karaté ce n'est pas par leur forme car ils utilisent aussi les attaques à mains ouvertes. Simplement les frappes sont faites en
s'exposant et à une distance incorrecte, les saisies sont réalisées à partir de positions vulnérables, etc… Mais surtout, toutes ces attaques sont faites en tension. La tension rend le geste
visible, lent, totalement inefficace. Sans compter qu'on rentre alors dans un monde de compétition de force.
Les saisies figées en force sont une autre spécificité ridicule de l'Aïkido. Une saisie en force ne permet pas de sentir ce qui se passe dans le corps du partenaire. Elle ne permet de contrôler
qu'un segment infime de son adversaire et en aucun cas de l'empêcher de frapper. Elle ralentira aussi tout mouvement de celui qui l'exécute. C'est une façon d'attaquer qui s'est développé peu à
peu sur la base d'une incompréhension et qui n'existe dans aucune autre discipline. La non-compétitivité de l'Aïkido est une de ses richesses. Mais en dehors d'un enseignement clair et précis
elle donne lieu à des dérives de ce type. Celui qui cherche une cohérence martiale doit comprendre que s'il avait à se battre, ce type de réaction serait suicidaire.
Si on étudie aussi notre discipline dans son contexte d'origine il est évident que toutes les saisies du kimono devaient être légères. Un kimono est un vêtement très délicat qui était décousu
avant d'être rangé. L'unique couture qui retenait la manche à la veste se déchire à la moindre utilisation de force. Une saisie légère comme celles de Tamura senseï ou Kuroda senseï leur permet
de sentir, contrôler et annuler le moindre geste de l'adversaire.
La technique ne peut-elle permettre de compenser un écart de force?
Si, mais de façon limitée. Simplifions avec une parabole mathématique où le vainqueur est celui qui a la plus haute valeur absolue. Si j'oppose ma force de 5 à celle de 7 de mon adversaire je
perds. Si la technique me permet d'ajouter 3, je gagne. Imagine maintenant que j'ai une force de 2 et mon ennemi une force de 8. Même en additionnant les 3 de la technique mon 5 est insuffisant
et je termine au cimetière. Si je n'oppose pas ma force de 2 ou 5 à l'adversaire mais le relâchement, il n'y a aucune limite. C'est le secret de l'efficacité martiale. C'est ce qui permet aux
maîtres âgés de se défaire avec aisance de jeunes adversaires vigoureux. C'est l'enseignement du Tao Te King, "le faible vainc le fort, le souple vainc le dur".
Toute technique reposant sur des angles et des leviers est un travail de recherche d'efficacité relative. La véritable technique martiale est une recherche d'absolue. Bien sûr ce sont des grands
mots et de belles théories. Mais il y a un enseignement concret derrière.
Lors d'une agression ou d'un combat le corps rentre en tension. Ne vaudrait-il pas mieux apprendre à agir à partir de là?
La tension naît de la peur. Elle provoque non seulement une contraction de nombreux muscles inutiles, mais aussi de nombreuses fibres inutiles dans les muscles dont nous avons besoin.
Notre corps et notre esprit sont liés. Il existe un aller/retour permanent entre eux et tout changement d'état chez l'un a une conséquence immédiate sur l'autre. Imagine que quelque chose
t'effraie soudainement. C'est une réaction de ton esprit qui se traduit instantanément par une réaction de ton corps. Généralement une tension de tout le corps dans un geste de protection ou de
repoussement, au pire de paralysie. Ta respiration s'accélère et devient saccadée. Tu t'essouffles très rapidement, tu as les jambes qui tremblent et tu n'arrives plus à réfléchir correctement.
Tu tombes très vite dans un cycle infernal où la peur entretient la peur.
Dans les méthodes de self-défense modernes qui ont pour but de donner à un quidam quelques moyens de réponse dans un temps limité il vaut probablement mieux ne pas chercher la complication et
utiliser les réponses habituelles du corps quitte à n'aboutir qu'à une efficacité "limitée". Mais une efficacité limitée n'est pas suffisante pour celui qui met régulièrement sa vie en jeu. C'est
pourquoi les bujutsu amenaient le pratiquant à modifier les réactions de peur instinctives qui sont contreproductives face à un adversaire expérimenté. Il faut apprivoiser la peur afin de
conserver le corps relâché.
Mais la raison essentielle pour laquelle je pense que le travail de relâchement est important est que c'est celui qui modifie profondément notre esprit. De même que la peur créée la tension, le
relâchement amène le calme et la sérénité. Nous vivons dans un monde où les agressions sont moins physiques mais ne sont pas pour autant moins nombreuses. Apprendre à se relâcher sur le tatami
amènera un changement profond dans le comportement même du pratiquant, dans sa façon de faire face au stress au quotidien. C'est probablement là le plus grand bénéfice de la pratique.
Tu as rencontré de nombreux maîtres. Quels sont ceux qui t'ont le plus impressionnés?
Oh là c'est une très mauvaise question, tu tiens à ce que je me fasse massacrer? (Rires) Chaque interview a été une rencontre. Maintenant il est évident que certains m'ont touché plus que
d'autres. Au niveau de la pratique ce sont les maîtres Tamura, Kuroda, Hino et Akuzawa qui m'ont le plus impressionnés. Au niveau humain Shimizu senseï est pour moi celui qui incarne le plus
l'idéal du budoka.
C'est très difficile de répondre à ta question parce que comme tu m'avais donné carte blanche je n'ai interviewé que des gens qui m'intéressaient à la base. Sans vouloir dire comme à "l'école des
fans" que tout le monde a gagné, je peux dire sincèrement que chaque maître que j'ai présenté m'a touché.
Peux-tu nous parler un peu du DVD qui est en train d'être finalisé?
Il s'agit d'un travail sur le tanto qui se décompose en trois parties. Les techniques y sont présentées sous trois formes. Tout d'abord les formes classiques qui peuvent être présentées par
exemple lors des passages de grades. Ensuite les formes de type bujutsu, avec les variations dans le mouvement mais surtout dans la façon d'utiliser le corps pour les exécuter. Enfin les formes
appliquées à la self-défense, le goshinjutsu.
Un mot pour terminer?
Les voies martiales sont multiples et peuvent nous apporter beaucoup. Mais pour cela il est important de savoir ce que l'on cherche et de ne pas s'illusionner sur sa pratique. Pour moi elles sont
une incroyable méthode d'auto-éducation et m'on permises d'évoluer physiquement et mentalement.
Aujourd'hui le cinéma et la télé forment les bases de la représentation de l'efficacité qui est très éloignée de la réalité. Le travail en relâchement est la base d'une transformation du corps et
de l'esprit. C'est grâce à ce type de pratique que l'adepte non seulement acquerra la plus grande efficacité martiale, mais surtout une transformation profonde et positive de son être qui
l'amèneront à une meilleure qualité de vie.
Léo Tamaki donnera un stage d'aikido à Arlon (Belgique) le 26 et 27 Février 2011
Le samedi de 14h30 à 18h30
Préinscription: 20 euro
Prix sur place: 25 euro
Le dimanche de 10h00 à 13h00
Préinscription: 15 euro
Prix sur place: 20 euro
Lieu:
Complexe Sportif de la Spetz
2, Carrefour de la Spetz
6700 ARLON
Préinscription:
Par virement au nom du Budo Club Arlon
Communication: nom + prénom + stage
Num. compte: 779-5940257-11
Info:
[email protected]
0032/498.85.42.15
www.budo-club-arlon.be/stages