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La nouvelle puissance turque

Publié le 06 janvier 2011 par Egea

Disons-le d’emblée : ce livre est indispensable. Du moins si on s’intéresse à la géopolitique européenne et donc à ses marges. La question turque ne cesse de nous interroger depuis une quinzaine d’années, d’une part à cause de sa candidature à l’Union Européenne, d’autre part à cause de son virage « démocrate-musulman ». Trop souvent cependant, les discours ne portaient que sur la première ligne de débat. Il manquait un ouvrage de référence qui s’attarde sur la deuxième. C’est désormais chose faite.

La nouvelle puissance turque

L’auteur est en effet un jeune spécialiste qui a le mérite de parler turc, et donc de s’être documenté directement aux sources turques. Son projet consiste à décrypter ce néo-musulmanisme turc, et comment il défie – et en fait, met à bas puis le supplante – le kémalisme. En neuf chapitres, il fait le tour historique, géopolitique, politique, religieux, économique, éducatif et militaire de cette nouveauté qu’est l’AKP.

Le premier chapitre (un pays Janus) dresse le portrait historique d’un pays passé d’une empire décadent à une république « indépendante ». « En 1923, c’est l’armée qui crée l’Etat et l’Etat qui crée la nation » (12). Mais aussi : « Avec la disparition du lien religieux au bénéfice d’un lien national, les Kurdes ne se sentent plus tenus par un devoir de loyauté » (13). Au fond, Mustapha Kémal promeut la laïcité comme une religion civique, largement inspirée de la laïcité française (20). Après la 2GM, l’armée reste fort présente. Toutefois, l’auteur constate « une permanence de la vie politique turque qui voit les formations conservatrices ou islamistes écartées des affaires par le glaive, plébiscitées par le pays réel à chaque retour aux urnes » (25). Le premier parti islamiste de la prospérité (le Refah de Necmettin Erbakan) gagne les élections en 1995, mais est écarté du pouvoir par l’armée en 1997 : c’est le 4ème coup d’Etat, après ceux de 1960, 1971 puis 1980. Tayip Erdogan crée en 2001 le parti de la justice et du développement –AKP. Il gagne en 2002, et poursuit sa main-mise en gagnant les élections présidentielles de 2007 avec Abdullah Gül. « L’AKP utilise le processus d’adhésion à l’UE pour exclure progressivement l’armée du champ politique » (30).

Le deuxième chapitre pose la question : « un islam modéré ? ». C’est en effet ainsi que se présente l’AKP. Il correspond au Grand Moyen Orient, plan américain présenté en 2004 et qui rencontre l’assentiment turc : ainsi, la Turquie se trouve « au milieu du monde » (41). La connexion turco-américaine s’abreuve à plusieurs sources : accès à l’Asie centrale et nœud énergétique, notamment. Surtout, certains cercles américains voient une convergence entre le protestantisme américain et ce nouvel islam « positif, occidental et pacifique » (47) le mieux à même de lutter contre l’islam radical, et proche d’une société américaine qui allie « conservatisme moral, charité privée et religiosité affirmée ».

Qu’est-ce donc que cette démocratie islamique (chapitre 3) ? L’étude du logiciel politique est ici passionnante, démontant tous les ressorts de l’AKP, le parti des purs. C’est un « parti de masse conservateur aux fondements culturels et religieux » (61), où « libéralisme économique, politique et religieux se soutiennent mutuellement ». C’est un Etat religieux sécularisé, ce qui plaît à l’Occident, même si cette « théodémocratie » (66) possède de forts relents contre-révolutionnaires : aussi bien contre la révolution française que contre la révolution kémaliste. Erdogan serait au fond un Joseph de Maistre qui serait au pouvoir ! Certes « à la différence des partis islamistes traditionnels, l’AKP ne cherche pas à supprimer la laïcité pour instaurer la charia ». Mais cette affirmation paraît formelle, dans un pays musulman à 99 % où « la religion est intégrée de facto à la sphère publique » (69). Il s’ensuit un islam des marchands et un féminisme voilé (72) qui est assez ambigu. Erdogan rejette d’ailleurs le terme de musulman démocrate, « ambivalence qui condamne l’AKP au grand écart permanent » (74) car il n’a pas, au fond, abandonné les orientations islamistes des origines. « L’AKP travaille à réinstaller l’islam dans la sphère publique sans jamais mentionner de manière explicite le rôle public de la religion. (...) Mais l’action politique s’accompagne d’un réel souci social. L’AKP est un parti qui produit des services » (77). L’auteur évoque ensuite « le cheval de Troie européen », où il montre qu’il y a instrumentalisation plus qu’adhésion à un corpus de valeurs. L’UE est « le garant le plus légitime et inattaquable d’une politique visant à renvoyer pacifiquement l’armée dans ses casernes » (77). « Il faut adopter la langue des droits de l’homme et d la démocratie comme d’un bouclier protecteur » (80). « Toute l’adresse des islamistes est d’être parvenu à l’aide de la question européenne à briser le front uni des élites laïques qui s’était constitué à leur encontre en 1997 » (81). C’est qu’en réalité « Le discours de l’AKP essentialise la notion de civilisation. L’Europe n’est pas un club chrétien mais un carrefour, une mosaïque de civilisations bien distinctes » (82). Le chapitre se clôt par deux portraits d’Erdogan et de Gül.

Le chapitre 4 sur « la société des pieux » s’attache à l’étude de cet islam turc. Les « turcs noirs », l’autre face du pays Janus déjà exposé, sont le pays réel. Sous la république, ils survécurent par l’intermédiaire des nombreuses confréries (les tarikats), qui semblent constituer une particularité turc dans la mosaïque musulmane. L’auteur décrit les principales d’entre elles, puis s’attarde sur les disciples de Fethulla Gülen qui a créé une confrérie particulièrement puissante (budget de 25 Milliards de dollars, p. 108) mais surtout influente. Comme l’AKP diffère des autres partis islamistes, il tranche avec les autres confréries par son réalisme et la nouveauté de son discours, qui se veut une réformation de la lecture musulmane, qui permette à la fois un retour aux sources et une théologie de l’action. En ce sens, on ne peut qu’être frappé du parallèle avec la Réforme protestante, toutes choses égales par ailleurs, et même si l’auteur ne la signale pas comme telle. La réussite des Fethullaci est un mélange révolutionnaire maoïste et franc-maçon : ce serait un poisson dans l’eau qui aurait réussi, grâce à l’adaptation de l’islam traditionnel, devenu un islam renouvelé et instrumentalisé.

Le chapitre 5 évoque « l’islam des marchands » (123). Là encore, l’analogie protestante vient à l’esprit : « le manque de confiance en soi ne peut découler que d’une foi chancelante » (124), la révolution culturelle « passe par le rejet du fatalisme musulman, du inch Allah qui débilité toute volonté » ce qui impose de bâtir « une pensée positive et productive ». La réussite professionnelle est le signe de la foi, au point qu’on parle de « calvinisme musulman » (129). Toutefois, « ce phénomène correspond davantage à une réactivation de la tradition marchande du monde musulman qu’à une conversion à un hypothétique islam des Lumières » (130). IL reste que « le consumérisme et les valeurs profanes qu’il sous entend lancent un défi de grande ampleur à ces nouvelles élites islamiques. Au fur et à mesure, la justification religieuse tend à se muer en bonne conscience » (132). Certains voient le danger « l’élaboration d’une doctrine islamique du capitalisme ne fait qu’accélérer l’assimilation de l’islam dans un monde sécularisé, où il se réduit au final à un simple segment du marché » (133).

Le chapitre 6 traite de « la rupture du pacte républicain » et pose la question de la laïcité : on arrive là à l’essence de la lutte entre AKP et kémalisme. « En reconnaissant aux Kurdes (...) des droits propres (...), l’AKP consacre une rupture avec le cadre uniformisateur et centraliste de la république » (138). « Au nom du droit à la différence, on aboutit à des droits différents avec le retrait de l’Etat du champ social, à un droit parallèle qui ne dit pas son nom. La désagrégation progressive du système républicain est accélérée par l’ouverture au marché mondial ». On a vu l’utilisation de l’UE pour « émasculer leur principal adversaire, l’armée, garante de la laïcité (...) : de manière formelle, la laïcité subsiste, mais dans un Etat réduit et contrôlé par des islamistes » (138). Car « l’Etat est laïc au sens où il n’est pas dominé par la religion ». « Le point de divergence entre l’AKP et l’islam politique classique repose sur la renonciation par les néo-islamistes à la religion d’Etat » (139). C’est qu’en effet, « en raison de la nature politique de l’islam, la laïcité turque affiche un fort degré d’anti-religion qui diffère de l’indifférence des pays chrétiens » (142). A contrario, « les néo-islamistes se font les ardents défenseurs d’une vraie laïcité » (143), inspiré « de l’approche libérale de la laïcité propre aux pays anglo-saxons, spécialement lorsqu’elle condamne toute idéologie d’Etat » (145). Toutefois « le refus de la discrimination ne semble pas s’appliquer à touts les branches dissidentes de l’islam. L’Alévisme, courant hétérodoxe du chiisme, est directement concerné » (146). Ainsi, c’est dans les faits l’islam sunnite hanafite qui est promu. Au fond, c’est par la pression sociale le moyen de préserver une identité partagée, différente du turquisme kémaliste : « face au rouleau compresseur de la mondialisation, à la désagrégation des Etats-nation, l’individu réaffirme son identité et élève une palissade collective : la communauté. Le communautarisme porte une injonction : tu dois penser et vivre à l’image de ton groupe d’appartenance » (154).

Le chapitre 7 s’intitule « la confessionnalisation de l’éducation ». La chapitre 8 traite de ‘l’affaissement de l’Etat-nation, un chapitre passionnant : il traite (trop rapidement à mon goût) de la question kurde, traitée par l’AKP sur le mode des vieilles provinces ottomanes, montrant une alliance de fait entre islamistes et kurdes. Au fond, on se prend à penser que les Kurdes sont aux kémalistes ce que les Alévis sont aux islamistes : une minorité qui entre en contradiction avec le projet politique du pouvoir. « La Turquie compterait entre quinze à vingt millions de Kurdes, douze à vingt millions d’Alévis, plusieurs millions de Turcs originaires de l’ancien espace ottoman (Tcherkesses, Bosniaques, Bulgares, Albanais, Abkhazes, Arabes, Circassiens), quelques centaines de milliers de minoritaires chrétiens (Arméniens, grecs orthodoxes, Assyro-chaldéens, protestants). (...) Aux yeux de Bruxelles, les minoritaires rassembleraient entre 32 et 45 millions d’individus sur les 74 millions d’habitants » (173). Quant aux Kurdes, « leur attachement à l’islam sunnite contrebalance leur appartenance au monde persanophone et en fait les porte-cimeterres de l’empire ottoman face au chiisme persan » (175). Mais surtout « Les Kurdes de Turquie ne sont pas un groupe homogène. Les frontières entre groupes ethniques sont souvent floues » (176) Surtout quand on sait que 30 % des Kurdes sont Alévis (185). Il reste que leur programme politique vise surtout à l’instauration d’un Etat binational démocratique, kurdo-turc. C’est pourquoi ils soutiennent activement le droit des minorités européen. Cependant, « loin de pacifier les rapports intercommunautaires, l’application des critères de Copenhague a accru les tensions en polarisant les clivages ethniques » (182). Mais « l’utilisation de terme millet (nation) par les islamistes turcs est symptomatique de la confusion entre appartenance nationale et confessionnelle » (182). « L’approche d’Erdogan sur la question kurde et double : la turcité seule ne rend pas compte de la diversité des composantes du creuset anatolien ; il existe une identité islamique équivalente à l’identité constitutionnelle » (188). Cette notion de creuset anatolien m’intéresse : car on y discerne que ce qui fonde cette communauté là, c’est la géographie : seraient au fond des turcs ceux qui habitent l’Anatolie. Cela poserait immédiatement une question elle aussi insoluble : quelle limite orientale à l’Anatolie ? Le passage sur le Piémont kurde (le Kurdistan irakien) est trop court, mais il faut reconnaître que la Turquie est le sujet de l’auteur ! Car au fond, la conclusion est simple : « L’AKP a échoué à trouver une solution à la question kurde » (193).

Le dernier chapitre évoque l’armée : car l’armée a créé la Turquie moderne, c’était donc la dernière institution à démonter pour signifier le triomphe complet de l’AKP. « En 1923, l’armée pose les fondements de l’Etat, et l’Etat engendre la nation » (195). « L’armée est politique puisqu’elle est l’Etat » (196). Mais « mars est désarmée » entre 2003 et 2007, entre la démilitarisation du Conseil de sécurité national et l’élection d’Abdullah Gül (201). L’épée est brisée : « L’Europe n’occidentalise plus, elle désoccidentalise » (205). Il faut voir aussi que « la génération d’officiers formés au combat dans le Sud-Est du pays s’est heurtée aux équivoques des Européens et des Américains sur la question kurde. La perception de l’Occident comme allié s’en est trouvé modifiée. Les cercles militaro-laïques opèrent un lien direct entre l’UE, le projet d’islam modéré anglo-saxon t la globalisation » (205). « L’Etat républicain n’a jamais abandonné complètement les options alternatives à l’UE, parmi elles, l’Eurasie (...) union de la steppe et de la forêt, des Turcs et des Slaves » (206). Mais l’Etat profond est aux abois, à la suite d’un procès qu’il faut bien qualifier de politique : Ergenekon. « Les 2445 pages d’accusation présentées au tribunal n’ont apporté aucune preuve concrète de la participation des prévenus à des actes de violence directe » (209).

La conclusion du livre s’ouvre par une citation de Pareto, « l’histoire est un cimetière d’élites ». « Les élites républicaines constatent aujourd’hui l’échec de leur projet d’ingénierie sociale (...). Le multipartisme a fait de l’islam un enjeu électoral. (...) Le cadre national se retrouve compressé entre le local et le global » (212). « Les valeurs traditionnelles alliées à l’économie de marché ont remporté la bataille culturelle » (213).

C’est donc un livre passionnant, indispensable. On y comprend toutes les ambiguïtés de cette Turquie islamiste, qui a emporté une victoire incontestable sur le régime de Kémal Attaturk (on lira avec intérêt la vieille biographie de Benoit-Méchin, qui demeure une référence). Au point qu’on se pose la question : cette métamorphose de l’islam turc, n’a-t-elle pu intervenir qu’après 80 ans de kémalisme ? Surtout, l’innovation de l’AKP va-t-elle durer, ou va-t-on assister à un étiolement, comme la plupart des grandes civilisations musulmanes, qui durèrent finalement peu longtemps ? Le retour à l’islam n’est-il qu’un passage,e t si oui, vers quoi ?

On conclura par un tout petit bémol : Monsieur l’éditeur, quand on a un texte aussi bon, on fait deux ou trois efforts, et on rajoute 10 pages pour avoir une carte, un index, et une bibliographie.

Josseran Tancrède

Réf : autres fiches de lecture : café géo, le post 2011 (interview audio 30 mn), liberté politique, sciences humaines.

O. Kempf


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