Par Olivier Müller
Faisons un pari. Combien d’entre vous, qui lisez ces lignes, prêtez attention à votre consommation d’eau, d’électricité, à votre tri de déchets ? Combien se déclarent concernés par l’environnement, combien trouvent scandaleux que l’on fasse travailler des enfants, ou que l’on refuse un poste à une personne au motif qu’elle est handicapée ? Tous, ou presque.
Combien se posent la question de savoir d’où vient l’or de la montre qu’ils ont actuellement au poignet ? Le cuir ? Les pierres ? Personne, ou presque.
Le développement durable, en matière d’horlogerie, est presque tabou. Il commence à peine à être discuté dans le monde du luxe, mais c’est comme si l’horlogerie restait, pour une raison mystérieuse, une galaxie à part dans l’univers du luxe.
Nous ouvrons aujourd’hui un sujet dont peu veulent parler. Les grandes manufactures nous font répondre par leur service de presse qu’elles n’ont pas d’éléments sur le sujet. Les indépendants trouvent la question curieuse et ne voient pas bien pourquoi on la leur pose.
Pourtant, les faits sont là. L’horlogerie utilise des matériaux dont l’extraction génère une des plus fortes empreintes écologiques : l’or, le platine, le diamant, etc. Ce dernier a causé en Afrique autant de ravages et de conflits que certaines épidémies. Mais si certaines filières africaines, telles que le bois, font l’objet d’une volonté croissante de traçabilité que le consommateur exige de plus en plus, l’amateur d’horlogerie, lui, y semble indifférent.
Dès lors, les groupes horlogers et manufactures ont deux possibilités : prendre les devants, et engager spontanément une démarche RSE, Responsabilité Sociale et Environnementale de leur entreprise ; ou bien, à l’inverse, conserver le statu quo aussi longtemps que possible, afin de préserver la marque et son modèle commercial de ces débats agités. En attendant d’être pris pour cible par une ONG ?
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RSE : un débat pour les grands ?
Les grands groupes ont été les plus rapides à s’intéresser au sujet. C’est, sommes toutes, assez normal : ce sont eux les plus gros employeurs, mais aussi les plus gros pollueurs, ainsi que les premiers acheteurs de matières précieuses.
Richemont, par exemple (Piaget, Lange & Söhne, Montblanc, Roger Dubuis, Jaeger-LeCoultre, etc.) édite un volumineux rapport CSR. La démarche est noble, mais… légalement obligatoire.
Néanmoins, le groupe affiche des résultats tangibles, notamment 6% de réduction d’émission de CO2. A l’échelle d’un groupe de plus de 20.000 personnes, le résultat est significatif.
Un Comité RSE est dédié au pilotage de la stratégie du groupe sur ce sujet, mais l’essentiel de la mise en œuvre, voire de l’initiative, reste au niveau des filiales locales. C’est donc dans les Maisons et Manufactures qu’il faut chercher les avancées concrètes.
IWC, une longueur d’avance
Manufacture IWC
IWC est incontestablement le premier de la classe. Depuis bientôt 3 ans, l’entreprise subventionne les frais de transports en commun de ses salariés à hauteur de 80%, afin d’encourager les transports collectifs moins polluants que les individuels. IWC a également développé une prime accordée aux acquéreurs de véhicules peu polluants, type hybrides. Toujours dans la même logique, mais plus surprenant compte-tenu du caractère très indirect de cette mesure avec l’activité de la Manufacture, tous les salariés qui décident d’équiper leur domicile personnel d’une installation d’énergie renouvelable (type panneaux solaires) se verront offrir une aide financière de la part d’IWC. Une mesure unique dans le secteur.
D’autres initiatives du même type se sont développées. Par exemple, Jaeger-LeCoultre s’auto-alimente en électricité grâce à centrale hydroélectrique implantée dans la Vallée de Joux.
Assurément de belles initiatives, courageuses, surtout compte tenu des investissements qu’elles requièrent, en période de crise particulièrement. Mais pour quels résultats ?
Juge et Partie ?
Il n’y a pas, la plupart du temps, de contrôle externe des effets de ces mesures. Les groupes s’auto-diagnostiquent, ce qui pose le problème du « juge et partie », donc de l’objectivité et de la transparence des résultats obtenus.
Quoi qu’il en soit, le groupe Richemont est nettement en avance de phase sur le sujet de la RSE horlogère.
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Indépendants, mais actifs !
Antonio Calce
C’est bien connu, on fait beaucoup plus de choses lorsque l’on n’a pas 5 niveaux de reporting à rendre en fin de mois ! Aussi, c’est sans surprise que les « mid-players » indépendants sont les plus actifs. Ces sociétés aux capitaux propres (familiaux pour la plupart) agissent concrètement.
Corum, la toute jeune firme de La-Chauds-de-Fond, 55 bougies, est parmi les plus actives. Humble, Corum n’édite peut-être pas un Rapport RSE tous les 6 mois, mais, en attendant, elle agit. Antonio Calce, CEO, développe quelques exemples: « Corum assure le paiement du recyclage de l’or et des métaux ainsi que la récupération de l’or à l’issue des processus industriels chez ses fournisseurs. Quant à notre prochain bâtiment, déjà prévu, il bénéficiera d’une alimentation via une structure photovoltaïque. »
Corum va plus loin, en abordant le volet social de la RSE : « Conformément à la volonté de Corum, en tant que marque indépendante, de ne pas intégrer l’entier des savoir-faire mais de capitaliser sur son réseau de partenaires et ses fournisseurs privilégiés, la marque s’est engagée auprès de ses fournisseurs pour les soutenir. En effet, en 2009 et malgré une baisse de ses besoins en matière de composants, Corum a continué d’assurer une charge de travail à certains de ses fournisseurs afin de ne pas les surexposer et leur permettre d’être pérennes. Cette façon de fonctionner permet d’éviter le démantèlement de l’outil industriel ». Une approche industrielle que beaucoup d’acteurs ont cependant adopté, à l’instar de Christophe Claret, et qui contribue à l’ensemble de l’industrie horlogère.
Toutefois, le sujet reste le plus souvent tabou. Mais pas pour tout le monde.
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Le volet social : ce que personne n’ose dire, sauf…
Nathalie Veysset
Selon différentes sources, le taux de chômage dans la branche horlogère serait de l’ordre de 10% actuellement. Pour autant, la plupart des manufactures comme des groupes se vantent de conserver l’intégralité de leur masse salariale quel que soit l’intensité de la crise. La plupart, mais pas DeWitt, qui a publiquement annoncé des départs. Nathalie Veysset, CEO, nous explique : « J’ai toujours joué la transparence ! C’est nécessaire pour l’interne comme pour l’externe. D’autre part, non seulement il y a eu beaucoup de départs volontaires, mais en plus beaucoup étaient à des postes administratifs. Cela nous a permis une réorganisation, et donc, in fine, d’assurer la pérennité de l’entreprise, et donc de sécuriser les autres postes. » Un bon exercice de transparence, même si un départ volontaire n’est jamais un signe de bonne santé de l’entreprise…
Le volet social comporte d’autres aspects, notamment la parité homme – femme, ou encore l’évolution des carrières ou des salaires. Sur ce dernier sujet, Corum a développé une approche inédite, qu’Antonio Calce, CEO, nous a développé : « Depuis juin 2009, Corum est pionnière en matière d’équité salariale, puisqu’elle est devenue la première société horlogère et de luxe à obtenir la certification « Equal Salary» et la quatrième société en Suisse à obtenir ce label. Il a été créé à l’initiative de Véronique Goy Veenhuys, en collaboration avec le professeur Yves Flückiger, directeur de l’Observatoire universitaire de l’emploi (OUE), à Genève. Ce label confirme que la Maison Corum a défini et mis en œuvre une politique salariale équitable et non discriminatoire entre les collaborateurs et les collaboratrices de la société ».
Devant tant de bonnes volontés, pourquoi le Développement Durable n’est-il pas plus présent dans l’industrie horlogère ?
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Le produit, maillon faible de la RSE ?
Thomas Prescher
Nous avons développé précédemment la volonté plus ou moins affirmée des acteurs de l’industrie horlogère à s’engager dans la RSE. Devant tant de bonnes volontés, pourquoi le Développement Durable n’est-il pas plus présent dans l’industrie horlogère ?
Thomas Prescher nous donne sa vision du sujet : « En matière de luxe, notamment de Haute Horlogerie, les clients veulent d’abord le plus beau et le plus cher. La considération RSE est secondaire ».
Certes, mais le maître horloger peut faire ses choix de matières premières en fonction de leur origine, de leur impact environnemental, etc. « Pas vraiment », nous répond Thomas Prescher. « Je ne me vois pas proposer le Tourbillon Triple Axis avec une couronne en nickel ou en laiton. Personnellement, je propose toujours à mes clients des bracelets en veau. Mais quasiment tous préfèrent le crocodile ». La faute aux clients, alors ? « Non, c’est un état d’esprit global, et tous les acteurs ont une part de responsabilité quasi égale.
Il m’est arrivé de refuser de travailler certaines pièces, comme un cadran en diamant polychristallin, parce que son traitement nécessitait une dépense énergétique qui me semblait démesurée. Mais lorsque le marché définit des standards de matériaux (or, platine, crocodile, diamants, etc.), je ne vais pas aller contre, sinon je ferme mon atelier, et à cet instant je deviens moi-même un maillon négatif de la chaîne RSE : plus de commande pour mes fournisseurs, plus de travail pour moi, un parc de machines devenu inutile, etc. Tout est question d’équilibre ».
Horlogerie et RSE doivent donc cohabiter, mais de manière harmonieuse. La Fédération de l’Industrie Horlogère Suisse (FH) pourrait à cet égard jouer un rôle majeur de conciliateur, mais elle ne s’est pas encore emparée réellement du sujet. D’autres acteurs ont donc spontanément pris la main.
C’est le cas du Responsible Jewellery Council , organe chargé de mettre en place de bonnes pratiques de gestion et de traçabilité des pierres précieuses. Michael Rae en est le CEO. Sa structure, qui comptait 14 membres fondateurs et en totalise aujourd’hui près de 250, montre bien à elle seule l’engouement sur le sujet RSE. Pour lui, « la jeune génération veut du développement durable. Elle veut acheter responsable, et le prouver. C’est une question de logique personnelle : l’achat d’une pièce de luxe doit refléter ses convictions personnelles profondes. Personne n’achèterait une pièce dont les métaux ou pierres sont d’origine douteuse ».
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La RSE va-t-elle s’imposer dans l’horlogerie ?
Deux avis se distinguent.
» La RSE est avant tout une affaire d’êtres humains. »
Côté consultant, Christopher H. Cordey est Managing Director de Wholebeauty. Pour lui, la RSE tarde à s’imposer en horlogerie, mais le processus est engagé.
« La RSE avance très progressivement dans l’horlogerie, pour plusieurs raisons. La première raison est une question de culture, celle du conservatisme et de l’excellence. Nous évoluons dans un univers où excellence et RSE ne vont pas de pair. En réalité, c’est un tandem très prometteur que l’excellence responsable.
La deuxième raison est liée à un facteur humain et générationnel. De nombreuses maisons ont à leur tête un Président ou un comité directeur qui n’a pas été formé à la RSE. Ils n’en saisissent pas bien les enjeux ni les opportunités.
La troisième raison est d’ordre technique. La RSE, pour être pertinente, requiert la mise en place d’outils de collecte de données pointus. Ce qui pose, en filigrane, la question du degré de transparence envisageable par l’entreprise, ainsi que celle de l’investissement en formation qui doit accompagner cette démarche.
Enfin, dernière raison, plus politique : les manufactures ne veulent pas prendre le leadership sur le sujet de la RSE. Elles ne savent pas à quoi elles s’exposent. Or l’horlogerie est avant tout l’école de la maîtrise, du temps, certes, mais aussi des risques. Ce n’est pas, pour le moment, compatible avec le sujet RSE qui s’apparente encore, pour beaucoup de manufactures, à une boîte de Pandore.
Cela dit, les grands groupes avancent de plus en plus sur le sujet. Mais l’impulsion vient le plus souvent d’hommes, de personnalités charismatiques à la tête de ces entreprises et qui infléchissent la politique traditionnelle de la marque vers une stratégie RSE plus affirmée. La RSE est avant tout une affaire d’êtres humains.
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» La RSE ne s’impose pas d’elle-même. »
Côté Manufacture, Yves Meylan dirige Jaeger-LeCoultre France et est coordinateur de la stratégie RSE pour la marque Jaeger-LeCoultre. Pour lui, la question RSE se pose, mais doit être abordée avec réalisme.
« Nous sommes dans une industrie dont les produits, en tout cas en ce qui nous concerne, sont réalisés à près de 100% en Suisse, qui a déjà des normes, notamment environnementale, très strictes. D’autre part, nous produisons des objets qui sont par essence durables : la question de la fin de cycle de vie du produit, pour nous, ne se pose pas.
En ce qui nous concerne, nous n’avons pas attendu que la RSE s’appelle ainsi pour la mettre en œuvre : nous avons notre propre station d’épuration depuis plus de 15 ans, nos bâtiments de production en Suisse sont auto-alimentés en électricité produite par une centrale hydro-électrique a proximité, nous recyclons tous nos déchets, sans même parler des actions de mécénat et de philanthropie, engagées sur le long terme autour de l’eau. Nous avons même développé des systèmes de bus et de covoiturages qui nous ont valu le Prix de la Mobilité du canton de Vaud en 2008.
La RSE ne s’impose pas d’elle-même. Il ne faut pas perdre de vue que l’important est de conserver l’expérience client du rêve et du luxe, et de la concilier intelligemment avec la RSE. Il n’y en a pas un qui doit présider au destin de l’autre ».
L’auteur: Olivier Müller