Après son enfance préhistorique et l’avènement de « ceux qui marchent debout » l’humanité se tenait sur ses deux jambes et avait fait de cette posture un manifeste. C’étaient les temps sans âge où tout était mystère sauf la faim. L’homme dressé avançait plus vite, s’adaptait, pensait mieux. La tête dans les étoiles, il était devenu fils du ciel, sensible à l’appel du large. Le vent dans les voiles de sa conscience encore trouble chassait les courants d’air qui balayaient auparavant l’arrière grotte de ses orbites. Son nouveau front, redressé lui aussi, et son œil porté sur l’horizon à la poursuite d’autres nourritures lui avaient dessillé l’esprit, découvert une âme, fait la voix. Erectus devenait bientôt sapiens, nous déclare Coppens, et, comme on dit sur France 5 dans les docu-fictions du milieu de l’après midi : « l’humanité s’était mise en marche avec lui »…
Après des centaines de milliers d’années passées les deux pieds sur terre, ayant bien arpenté, découvert, glané, conquis tout ce que le monde était monde, l’homme a finalement pris une chaise. Sédentarisé. Son assise marqua la rupture d’avec l’encore nomade, le reste de vagabond en lui, et bientôt le barbare, aujourd’hui l’étranger. Sous la tente, pas de siège digne de ce nom, sauf à en « tenir » un sous les murs des castrum et oppidum des villes assaillies. L’assise affirma la puissance du grand guerrier sur ses troupes. Le premier à s’asseoir ne fut-il pas le cavalier, passant droit dans ses bottes devant les fantassins, soutiers des combats qu’on mène à pied ? A leur suite, s’établirent sur leurs deux fesses d’autres différences : Otium bien assis du patricien qui parfois siégeait par le verbe aux gradins du sénat de Rome, station debout d’une plèbe ambulante des rues, sordida sur ses deux pieds ; trône de lumière du royaume des cieux et souffrance du pénitent qui marche ici bas son purgatoire. Pas de pied d’égalité. Dans son fauteuil, l’homme logea ainsi tout pouvoir, sur le foyer, le groupe, la ville, le monde. Désormais le « siège » désigna « la tête ». Quel renversement de situation ! Sur les bas reliefs, les fresques, les tableaux, cherchez l’homme assis et vous trouverez le dieu, le pape, le roi, l’empereur, … jusque dans les livres et leur petit fonctionnaire en col blanc. A la chaîne l’ouvrier est debout, comme le paysan aux champs. Dans l’imaginaire collectif, l’homme qui marche devint un manant. Et pendant tout ce temps, les femmes, elles, n’eurent pas vraiment celui de s’asseoir… Aujourd’hui, assis à sa caisse, à sa table, à son desk, dans sa voiture, devant son écran d’ordinateur, dans sa salle d’attente, derrière son guichet, en un mot « à son poste », l’homme assis a perdu sa superbe. Le tertiaire a mangé sa chanson de geste. Celui qui reste assis là est celui dont le destin s’échappe par où s’engouffrent l’aliénation, l’ennui, la déprime, l’embonpoint, les douleurs lombaires, les ulcères d’estomac, le grand vide existentiel. Désormais les chefs d’entreprise qu’il admire et dont il jalouse l’élan sont redevenus d’infatigables nomades, qui qualifient leur « siège social » de boulet et dirigent en marchant depuis leur blackberry ; les présidents pour lesquels il vote sont souvent jetlag et font du jogging, les rois et reines qu’il maintient trekkent en Patagonie, les vedettes dont il boit les tribulations poussent des traineaux dans la toundra avec les fameux nénètses, suivent à pied la piste des Kudu avec les grands Massaï, quittent tout pour mieux cheminer intérieurement. Assis à son bureau, notre homo sedens se prend un bide. Le matin dans le métro, il découvre une nouvelle campagne de communication, spécialement concoctée à son attention par des publicitaires qui marchent fort : « et vous, vous bougez comment aujourd’hui ? ». A ce veau gras que nous voici devenus, on indique sans ménagement que la boulangerie est à quelques pas, le marché à deux jets de pierre, et l’avenir à notre porte. Qu’il se mette en marche ou qu’il meure ! On l’aura prévenu.
Il en reste sur le cul.
L’ANACHRONIQUEUSE