'J'ai lu et lu, sautant d'un livre à l'autre, et comme cela m'arrive souvent, j'ai fini par relire les vers de Gil de Biedma et des passages de Graham Greene, deux ou trois débuts de Cortàzar et des vers de Leôn de Greiff, le grand Leôn, qui eut le courage d'écrire:"Madame la Nuit, accorde moi le sommeil.Que ma fatigue dorme très longtempsEt moi avec elle(Oh! Nuit! Dormons pour toujours:Que Demain ni jamais on ne vienne nous réveiller!)
Et j'ai continué ainsi, livre après livre, phrase à phrase, d'Epictète à Les Murray, de Musil à Panaït Istrati, de Bufalino à Malraux, parfois un seul paragraphe ou une phrase, et, repensant au genre biographique, je sortis des étagères le Primo Levi de Ian Thomson et le Charles Bukowski, une vie de fou, de Howard Sounes, la vie du pauvre et solitaire Bukowski, sa monstrueuse acné-plus forte que la mienne qui a peuplé mes joues de cratères-, son alcoolisme et son amour pour les coins sombres des bars, les gens désespérés, et le temps passa jusqu'à ce que le ciel de Rome commence à se charger d'ombres et de terrifiants trous noirs, comme dans les tableaux de Caravage, alors je me suis demandé si ces vies écrites étaient réelles ou si leur unique réalité était l'écriture elle-même, la transmutation en mots, en pages destinées à des êtres presque aussi désespérés, des personnages tristement normaux qui peuplent ce monde de mirages, d'horloges et de crépuscules épouvantables comme celui qui se profile maintenant de ma fenêtre à l'horizon de la via degli Scipioni et qui me rappelle qu'il est l'heure de descendre dîner.La Trattoria de Cola di Rienzo est à deux pas d'ici, à l'angle de la via Pompeo Mgno et de la rue Lepano. J'ai l'habitude d'y commander un plat de spaghettis all'amatriciana, des artichauts en salade et une bouteille de vin blanc. Avec ça sur la table je pouvais poursuivre mes élucubrations sur ce qui est sous-jacent dans un livre, cette malle où viennent se loger les angoisses de tant de solitaires qui, comme moi cette nuit, ont besoin de comprendre quelque chose pour le dire à d'autres qui n'en ont pas besoin ni ne l'ont demandé, ou plutôt pour se le dire à eux-mêmes et pouvoir continuer, la tête bouillonnante d'images et de présages. Ainsi passèrent les jours, entre les livres, les repas à la trattoria et les regards torves du concierge qui nourrissait des soupçons depuis qu'il avait vu l'enveloppe et les lettres hébraïques. L'autre jour, par exemple, il m'a arrêté à l'entrée pour me dire que dans une brochure de son mouvement il y avait un article sur les traits physiques des Juifs et ce qui, a t-il ajouté, faisait d'eux des êtres sexuellement moins puissants, mais je n'ai pas relevé et me suis éloigné en prétextant un appel de mon médecin.Les feuilles qui étaient blanches se noircirent et peu avant le départ je parvins à terminer un brouillon de conférence que j'intitulai: "Paroles écrites dans le creux du silence", où je tentais d'expliquer comment la perception littéraire des paroles est un torrent souterrain qui coule tout au fond, dicté par l'appel lointain obscur de la création, et j'avais recours pour cela à des fragments de plusieurs auteurs et à un ton kafkaïen similaire à celui de Rapport pour une académie. Je rangeais également dans la même chemise trois textes anciens sur des thèmes voisins, sachant que dans les tables rondes ils sont toujours d'une grande utilité.../..."
-extrait de: "Nécropolis 1209- de Santiago Gamboa-Editions Métailié-