A la poursuite du bonheur

Par Jean-Louis Renault

Début 2011, une enquête révèle que les Français, seraient champion du monde de...Pessimisme. Pas de quoi être fier ! Le film "Les petits mouchoirs" décrivait à sa manière combien il était parfois compliqué pour l'Homme d'être heureux. Qu'il est facile de se complaire dans son propre malheur ! La psychologie s'est beaucoup penché sur les causes du malheur, pas toujours sur celles du bonheur. l'étude ci dessous publié sous le titre  "A la poursuite du bonheur" et réalisé par David G.MYERS du Hope College et Ed DIENER de l'université de l'Illinois explore les arcanes du bonheur.

  • Est-ce que le bonheur favorise un sexe, un âge ou un niveau de revenu ?
  • Est-ce que le bonheur est associé à certains traits, à des relations intimes ou à la foi religieuse ? 
  • Est-ce que le bonheur dépend d’attitudes, d’activités ou de priorités particulières ?

Pareilles questions sont demeurées sans réponse après un siècle de psychologie; ont-elles même été posées ? La psychologie s’est intéressée beaucoup plus aux émotions négatives qu’au bien-être. De 1967 à 1994, on compte, dans les Psychological Abstracts, 5099 références à la colère, 36 851 à l’anxiété et 46 380 à la dépression, mais seulement 2389 au bonheur, 2340 à la satisfaction de vie et 405 à la joie. Ce ratio de 17 à 1 en faveur des émotions négatives  qui se reflète dans les manuels  est en train de changer. Des chercheurs offrent maintenant de nouvelles perspectives pour aborder d’anciennes questions : qui est heureux et pourquoi ?

Même si les recherches relatives au bonheur sont récentes, les spéculations, à ce propos, elles, sont fort anciennes. Les philosophes de l’Antiquité croyaient que le bonheur accompagne une vie de réflexion. Le bonheur est le privilège du sage, d’après Cicéron. Quant aux Épicuriens et aux Stoïciens, ils offraient des variations contrastantes sur le thème du bonheur. Au cours des siècles, bien des idées ont été émises sur les racines du bonheur. Il proviendrait d’une vie vertueuse ou pleine de plaisirs, de la connaissance de la vérité ou du maintien de ses illusions, de la diminution de ses désirs, du contrôle de sa fureur ou de l’acceptation de la souffrance, d’une vie incrustée dans le présent ou orientée vers le futur, du dévouement aux autres ou du plaisir provenant de la misère de ses ennemis, de la solitude ou de la présence des autres. Et la liste continue... Cependant, l’implication est évidente : il faut séparer la vérité des mythes, vérifier quelles idées reflètent la réalité. Commence, alors, l’étude scientifique du bonheur.


L’ÉVALUATION DU BONHEUR
Dans le domaine des sciences du comportement, on peut compter les crimes, mesurer les souvenirs et évaluer l’intelligence. Comment peut-on jauger le bonheur ? Les chercheurs examinent le bien-être subjectif (bonheur) en demandant aux gens de rapporter leurs émotions positives ou négatives ainsi que leurs pensées ou leurs évaluations en exprimant leur niveau de satisfaction face à leur vie. Le bonheur et la satisfaction de vivre sont des notions qui diffèrent l’une de l’autre à quelques nuances près, mais elles ont beaucoup de points communs de sorte que la satisfaction de vivre est souvent utilisée comme indice du bonheur. Pour mesurer le bonheur, certains chercheurs n’utilisent qu’une seule question : « En général, diriez-vous que, ces derniers temps, vous êtes très heureux, plutôt heureux ou que vous n’êtes pas heureux? » D’autres chercheurs s’intéressent à la fréquence relative des affects positifs et négatifs chez les gens. Curieusement, les émotions positives et négatives donnent de faibles corrélations et sont prédites par des variables différentes. Ainsi, le fait de savoir qu’un individu éprouve des émotions plaisantes dans sa vie ne prédit pas dans quelle mesure il peut éprouver (ou non) des émotions déplaisantes. Bien des gens éprouvent à la fois des affects positifs intenses et des affects négatifs intenses, les hauts alternant avec les bas. D’autres individus se caractérisent par le fait qu’ils sont habituellement heureux, mélancoliques ou « non émotionnels ». Ainsi, le bien-être psychologique ne se limite pas à l’absence d’émotions négatives. Même s’il peut être ballotté par des humeurs temporaires, le bien-être rapporté par les gens est plutôt stable au cours des années (lors de retests). La stabilité suggère l’influence de traits et de circonstances qui persistent,tandis que les changements indiquent l’influence d’événements de vie récents.

Ces mesures stables et fidèles sont-elles valides ? Les gens se diraient ils heureux pour « nier » leur réelle souffrance? Il ne semble pas. Les évaluations que font les gens de leur état émotionnel sont sensibles aux événements positifs ou négatifs ainsi qu’à la thérapie. Ceux qui se disent heureux ou satisfaits semblent heureux aux yeux de leurs amis intimes, des membres de leur famille et du psychologue qui les interviewe. L’évaluation de leur humeur journalière révèle plus d’émotions positives et plus de sourires que celle des gens qui se disent malheureux. Le bonheur déclaré prédit également d’autres indicateurs du bien-être. Comparés aux gens déprimés, les gens heureux sont moins centrés sur eux-mêmes, moins hostiles et moins vulnérables à la maladie. Ils font également preuve d’un niveau plus élevé d’un certain nombre de caractéristiques exprimées par des verbes comme aimer, pardonner, faire confiance et des adjectifs tels qu’énergique, créatif, social et aidant.

Finalement, on peut garder en tête que la recherche porte sur le bien être subjectif tel qu’évalué par la personne elle-même. Si vous vous sentez heureux, les chercheurs assument que vous êtes heureux. Si vos amis confirment votre déclaration et si votre vie présente des signes de bonheur, nous sommes tenus de vous croire. Si vous dites que vous êtes malheureux et que vos amis sont d’accord avec votre énoncé, pourquoi accepterions nous alors l’avis d’un sceptique qui trouve que vous êtes très heureux et que vous « niez » votre joie intérieure ? Des douzaines de chercheurs, à travers le monde, ont interrogé, à ce jour, plus d’un million d’individus (regroupés dans divers échantillons représentatifs) qui se sont exprimés sur leur bonheur et leur satisfaction de vivre. En prenant leur déclaration au sérieux, nous pouvons répondre aux premières questions : jusqu’à quel point les gens sont-ils heureux? Quelles sont les caractéristiques des gens heureux ?


LES GENS SONT-ILS PLUTÔT HEUREUX OU MALHEUREUX ?
Il existe une longue tradition selon laquelle la vie est une tragédie. De Sophocle (« Tout compte fait, il eut mieux valu ne pas naître ») à Woody Allen (qui distingue la vie horrible de celle qui est seulement misérable) en passant par Albert Camus et Tennessee Williams, bien des écrivains ont fait de l’humanité un portrait plutôt triste. Plusieurs philosophes et scientifiques abondent dans le même sens. Jean-Jacques Rousseau trouvait que « tout bien considéré, la vie humaine n’est pas un cadeau de valeur. » Bertrand Russell affirmait que la plupart des gens sont malheureux. Selon les experts interrogés par Wholey (1986), environ 20 % des Américains seraient heureux. « Je suis surpris; j’aurais cru qu’il y en avait moins! », de lancer Hart (1988). Enfin, Powell (1989) rapporte qu’un tiers des Américains se lèvent déprimés chaque matin et il ajoute : « Les professionnels estiment que seulement 10 à 15 % des Américains se
considèrent comme vraiment heureux. » Pourtant, si l’on constitue des échantillons aléatoires à travers le monde et que l’on interroge ces gens, on obtient un portrait beaucoup plus rose. Dans de grandes enquêtes nationales, aux États-Unis par exemple, trois personnes sur dix se disent très heureuses, une sur dix « pas très heureuse », tandis que les autres se considèrent comme « assez heureuses ».

Ces résultats proviennent de 916 enquêtes nationales réalisées auprès de 1,1 million de personnes provenant de 45 pays. Les réponses relatives au bonheur et à la satisfaction de vivre sont réparties sur une échelle allant de 0 (vie misérable) à 10 (vie bienheureuse). La moyenne des réponses est ici de 6,75 (données fournies par Veenhoven, sociologue de l’Université de Rotterdam). On obtient des résultats semblables avec la satisfaction de vivre. En
Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, huit personnes sur dix évaluent qu’elles sont « satisfaites » ou « très satisfaites » de leur vie. De plus, les
trois quarts des gens disent qu’ils se sont sentis emballés, fiers ou contents à un moment donné au cours des dernières semaines; pas plus du tiers des
sujets rapportent qu’ils se sont sentis isolés, déprimés ou ont éprouvé de l’ennui. 

Les personnes qui sont malheureuses sont les alcooliques hospitalisés, les prisonniers nouvellement incarcérés, les nouveaux clients en thérapie, les Sud-
Africains ayant vécu l’Apartheid et les étudiants vivant dans des conditions d’oppression politique et économique. Par ailleurs, les résultats positifs
mentionnés contredisent les intuitions des étudiants en psychologie : la moitié d’entre eux pensent que les personnes âgées sont pour la plupart malheureuses; un tiers de ces étudiants s’imaginent la même chose des Afros-Américains; enfin, 90 % des étudiants en psychologie croient également que les hommes en chômage sont pour la plupart malheureux. Malgré les bons résultats, le taux de dépression est à la hausse. Cependant, Gotlib (1992) estime que moins de 2 % de la population souffre de dépression cliniquement identifiable, à chaque année. Dans un recensement international portant sur les désordres psychiatriques, le taux de dépression était seulement de 9 % dans les groupes vulnérables, et ce, pour toute la durée de la vie. Il ne faut pas oublier que les émotions négatives ont une valeur adaptative lorsque l’organisme subit un stress. Les données rapportées suggèrent la possibilité d’un réglage biologique légèrement positif pour l’humeur dans ces cas. De plus, les affects positifs auraient également une valeur d’adaptation. En effet, les émotions positives « énergisent » les individus. Elles constituent un arrière fond émotionnel qui met en évidence l’information fournie par les émotions négatives. Les affects positifs font aussi surgir d’autres réactions adaptatives : des réactions immunitaires fortes, la sociabilité de même que l’optimisme nécessaire à la poursuite des buts personnels.

LES CARACTÉRISTIQUES DES GENS HEUREUX
En identifiant les prédicateurs du bonheur, les chercheurs ont fait disparaître quelques mythes (Myers et Diener, 1995).

L’âge
Bien des gens croient qu’il y a au cours de la vie des périodes plus propices au malheur : le stress de l’adolescence, la crise des décennies ou le déclin de la vieillesse. Pourtant, les résultats provenant de nombreux échantillons représentatifs de tous les groupes d’âge révèlent qu’il n’y a pas de période où les gens sont significativement plus heureux ou plus malheureux. Il est certain que le terreau émotionnel change; ce qui rend les gens heureux ou malheureux se modifie avec l’âge. Par exemple, la satisfaction reliée aux relations sociales et à la santé devient plus importante au troisième âge; les adolescents connaissent, pour leur part, des hauts et des bas émotionnels à l’intérieur d’une seule heure. Cependant, la connaissance de l’âge de quelqu’un ne donne pas d’indice sur son bien-être psychologique habituel. De plus, les taux de dépression, de suicide et de divorce n’augmentent pas de façon significative durant les années mythiques de la crise du mitan de la vie.

Le sexe
Le bonheur a-t-il un sexe ? Les hommes sont-ils plus heureux avec leurs revenus plus élevés et leur pouvoir ? Les femmes sont-elles plus heureuses étant censées avoir plus de facilité pour les relations sociales et l’intimité ? Comme pour l’âge, le sexe d’une personne ne fournit aucune indication sur son bien-être psychologique. Cependant, on observe des différences dans le comportement relié au malheur : les hommes deviennent plus souvent alcooliques; les femmes, déprimées ou anxieuses. Si les femmes semblent plus enclines à la dépression lorsqu’elles sont placées dans des circonstances difficiles, elles expriment plus de joie lorsque surviennent de bons moments. Par ailleurs, les femmes et les hommes se déclarent « très heureux » et « satisfaits » à peu près également. Cette conclusion se base sur une méta-analyse de 146 études (Haring, Stock et Okun, 1984), sur des sondages plus récents faits auprès
de 18 000 étudiants universitaires de 39 pays (Michalos, 1991) et sur une enquête réalisée auprès de 170 000 adultes de 16 pays (Inglehart, 1990)
L’ethnicité
Contrairement aux suppositions de bien des gens, l’appartenance à un groupe ethnique donne peu d’indications sur le bien-être psychologique de
quelqu’un. Les Afro-Américains, par exemple, sont guère moins nombreux que les Européens-Américains à se dire très heureux. Selon la croyance populaire, les groupes désavantagés se caractérisent par un bas niveau d’estime de soi et souffrent de dépression. Mais, ce que « tout le monde sait » est faux, de répondre Crocker et Major (1989); « un grand nombre d’études concluent que les Noirs ont un niveau d’estime de soi égal ou supérieur à celui des Blancs. » Les individus appartenant à des groupes désavantagés maintiennent leur estime d’eux-mêmes en valorisant les choses dans lesquelles ils excellent, en faisant des comparaisons à l’intérieur de leur propre groupe et en attribuant leurs problèmes à des causes externes ou aux préjugés. Voilà pourquoi l’Institut national de santé mentale des États-Unis révèle que les taux d’alcoolisme et de dépression sont à peu près égaux chez les Noirs et les Blancs .

La richesse.
Dans la poursuite d’un bonheur fragile, chacun peut se demander si la richesse mène au bien-être. S’il y a peu de gens qui pensent que l’argent peut acheter le bonheur, nombreux sont ceux qui approuvent l’idée qu’un peu plus d’argent les rendrait un peu plus heureux. Ainsi, le « rêve américain » devient de plus en plus matérialiste. En 1994, 75 % des étudiants qui entraient à l’université déclaraient qu’« être à l’aise financièrement » est un but « essentiel » ou « très important », ce qui représente presque le double des 39 % qui affirmaient la même chose en 1970. Sur une liste de 19 objectifs de vie, le bien-être matériel vient en tête, dépassant « élever une famille » et « aider les autres en difficulté » Dans le but de savoir si la richesse et le bonheur sont associés, nous posons trois questions spécifiques. D’abord, les gens des pays riches sont ils plus heureux que ceux des pays moins riches ? Il y a des différences nationales marquées allant du Portugal (où une personne sur dix se dit très heureuse) aux Pays-Bas (où quatre personnes sur dix rapportent la même chose). La corrélation entre la richesse nationale et le bien-être psychologique est positive (0,67) en dépit d’exceptions notables (les Irlandais, par exemple, rapportent, au cours des années 80, une plus grande satisfaction de vivre que les Allemands de l’Ouest pourtant plus riches). Cependant, cette relation est difficile à expliquer puisque la richesse d’un pays est associée à plusieurs autres facteurs tels les droits civils, le niveau d’instruction, le type de culture (individualiste ou collectiviste) et le nombre d’années continues de vie démocratique, ces variables étant toutes associées à la satisfaction de vivre. La montée du matérialisme est particulièrement apparente au cours des années 70 et 80 chez les étudiants universitaires de premier cycle aux États-Unis.
2ème question: A l’intérieur d’un pays, est-ce que les riches sont plus heureux ? Dans les pays pauvres, tels le Bangladesh et l’Inde, la satisfaction relative aux finances prédit modérément le bien être psychologique. Par contre, une fois assurées les nécessités de la vie, l’augmentation de la richesse compte peu. Aux États-Unis et en Europe, la corrélation entre le revenu et le bonheur est « étonnamment faible pour ne pas dire négligeable », selon Inglehart (1990). Même les plus fortunés identifiés par la revue Forbes comme les 100 plus riches Américains sont à peine plus heureux que la moyenne. Ceux dont le revenu a augmenté depuis dix ans ne sont pas plus heureux que ceux dont le revenu est resté stable. De plus, les études suggèrent que les gagnants de la loterie n’éprouvent qu’un sursaut de joie (Argyle, 1986). Il semble que la richesse est comme la santé : son absence engendre la misère; sa possession ne garantit pas le bonheur. Le bonheur consiste moins à avoir ce qu’on veut qu’à vouloir ce qu’on a ! Il convient de considérer ici un autre thème connexe : les victimes d’accidents variés. Les chercheurs ont été étonnés par l’impact négligeable à long terme des événements de vie négatifs et positifs. Les gens qui vivent avec des handicaps rapportent habituellement un niveau normal de bien être psychologique. Même le traumatisme d’une paralysie provoquée par un accident d’automobile donne lieu généralement à un retour à un niveau normal de bonheur. La capacité d’adaptation des humains est si grande qu’après environ trois mois, l’impact émotionnel des événements positifs ou négatifs s’évanouit et les affects fluctuent de nouveau en fonction des événements plus récents. Benjamin Franklin n’affirmait-il pas que le bonheur « n’est pas tant le produit des grands coups de la chance que des petits gains de la vie de tous les jours ». En focalisant sur des affects passagers pour s’expliquer leur bonheur, les gens oublient tout à fait les influences plus subtiles, mais plus  fortes sur leur bien-être à long terme. Partant du fait qu’une importante entrée d’argent provoque un grand plaisir, un grand nombre accepte dès lors l’image hollywoodienne du bonheur : être beau, riche et célèbre !

3ème question: Les gens sont-ils devenus plus heureux avec l’augmentation de la richesse dans le pays ? En 1957, l’économiste Galbraith décrivait les États-Unis comme « The Affluent Society » (le revenu personnel était alors de moins de 8 000 $ par an en dollars actuels). Aujourd’hui, avec un revenu personnel de plus de 16 000 $ par an, on peut parler d’une société « doublement riche » avec tout ce que cet argent permet d’acheter : automobiles, télévisions, chaînes stéréophoniques, etc. Les gens sont-ils plus heureux qu’il y a 38 ans ? Non.

Les chercheurs du Centre national de recherche sur l’opinion publique (Université de Chicago) ont régulièrement interrogé les habitants des États-Unis depuis 1957 et constatent que le pourcentage des gens « très heureux » est passé de 35 à 29 (voir figure 5). Pendant ce temps, les divorces ont doublé, les suicides des adolescents ont triplé, les arrestations pour crime chez les jeunes se sont multipliées par six et le taux de dépression a augmenté. Des résultats semblables ont été obtenus en Europe et au Japon. Bref, les gens des pays riches bénéficient d’une meilleure nutrition, de soins de santé, d’éducation et des avantages de la science; ils sont un peu plus heureux que ceux des pays pauvres, mais l’augmentation du revenu n’a pas été accompagnée d’une augmentation du bonheur. Une bombe est lancée sur notre culture matérialiste. Le résultat : une croissance économique sans amélioration apparente du moral (Easterlin, 1995). Si le bonheur est également disponible pour les individus des deux sexes, de tous les âges, de toutes les races et de tous les niveaux de revenu (sauf les plus démunis), qui sont alors les gens heureux ? En effet, il y a des gens dont l’aptitude à la joie persiste à travers les hauts et les bas de la vie. Dans une étude effectuée par l’Institut national sur le vieillissement (USA) auprès de 5000 adultes, on a constaté que les gens les plus heureux en 1973 étaient encore relativement heureux dix ans plus tard, malgré les changements survenus dans leur travail, leur résidence et leur état civil.

Les traits des gens heureux
Plusieurs études ont permis d’identifier quatre traits qui caractérisent les gens heureux.

Le premier trait est l’estime de soi : les gens heureux des sociétés occidentales (plus individualistes) s’aiment eux-mêmes (Campbell, 1981). Aux tests évaluant l’estime de soi, ils sont d’accord avec des énoncés tels « Je m’accepte comme je suis », « J’ai de bonnes idées », etc. Lorsqu’on considère ceux qui déclarent un niveau de bien-être au dessus du point milieu, on trouve  comme prévu une estime de soi élevée. En effet, ces personnes font preuve d’un biais auto gratifiant : elles se croient plus éthiques, plus intelligentes, plus sociables, en meilleure santé et elles pensent qu’elles ont moins de préjugés qu’une personne moyenne (Myers, 1993).

Deuxièmement, la personne heureuse typique perçoit qu’elle a la maîtrise sur sa vie (Larson, 1989). Elle se sent capable plutôt qu’impuissante; elle peut mieux affronter le stress, elle réussit mieux à l’école et est plus productive au travail. Par contre, les gens privés du contrôle de leur propre vie, les prisonniers, les patients âgés en institution et les citoyens vivant sous un régime totalitaire ont une moins bonne santé et un moral très bas. La pauvreté extrême a également un effet démoralisant parce qu’elle gruge le sens de la maîtrise dans diverses circonstances de la vie.

Troisièmement, les gens heureux sont optimistes. On pourrait penser que les pessimistes, dont les attentes sont souvent dépassées, pourraient être constamment surpris par la joie ou le plaisir. Le poète Pope (1727) n’a-t-il pas écrit : « Béni soit celui qui n’attend rien, car il ne sera jamais déçu. » Tel n’est pas le cas. Les optimistes, ceux qui se disent d’accord avec un énoncé comme « Quand j’entreprends quelque chose, j’ai bon espoir de réussir » réussissent mieux, sont en meilleure santé et sont plus heureux (Seligman, 1991).

Quatrièmement, les gens heureux sont plutôt extravertis. On pourrait penser que les introvertis sont plus heureux dans la sérénité d’une vie contemplative sans stress. Tel n’est pas le cas. Les extravertis sont plus heureux, qu’ils soient seuls ou avec d’autres, qu’ils vivent en milieu rural ou urbain et qu’ils aient une occupation sociale ou solitaire (Costa, Metter et McCrea, 1994). Pour chacune des corrélations entre trait et bonheur, la direction causale est incertaine. Est-ce le bonheur qui rend les gens plus sociables (extravertis) ? Est-ce que les personnes sociables de nature sont plus attirées par les autres et moins anxieuses de les rencontrer ? Ceci pourrait expliquer qu’elles se marient plus tôt, obtiennent de meilleurs emplois et se font plus d’amis. Si les traits mentionnés prédisposent au bonheur, est-ce qu’une personne pourrait devenir plus heureuse en « faisant comme si » elle possédait les traits désirés? Si les traits (telle l’extraversion) sont influencés génétiquement, les attitudes et les dispositions, elles, sont affectées par les actions. Ainsi, dans une expérimentation étonnante, les sujets qui ont feint d’avoir une haute estime d’eux-mêmes ont commencé à se sentir mieux à propos d’eux-mêmes  (Rhodewalt et Agustsdottir, 1986); ceux qui ont fait montre d’un sourire se sont sentis plus heureux (Laird, 1984).

Les relations sociales des gens heureux
Les gens heureux entretiennent des relations intimes. On pourrait penser que le stress des relations intimes est source de maladie et de souffrance. Comme le dit Sartre, « l’enfer, c’est les autres », mais les avantages des relations avec des amis et les membres de la famille dépassent généralement les inconvénients. Les personnes qui peuvent nommer plusieurs amis intimes sont en meilleure santé, moins souvent victimes d’une mort prématurée et plus heureuses que celles qui sont privées de telles relations (Myers et Diener, 1995). Pavot, Diener et Fujita (1990) rapportent que les gens vivent des sentiments plus positifs lorsqu’ils sont avec d’autres. Dans les expériences de Pennebaker (1990), les gens relaxent et font preuve d’un meilleur  fonctionnement du système immunitaire après avoir confié des expériences pénibles. Le haut taux de dépression des dernières années s’expliquerait partiellement, selon Seligman (1991), par les relations sociales appauvries dans nos sociétés occidentales individualistes. Ces sociétés favorisent le développement du pouvoir personnel et offrent la possibilité d’exprimer ses sentiments et d’actualiser ses talents, mais c’est au prix d’un soi moins imbriqué et plus isolé. Aujourd’hui, 25 % des Américains vivent seuls, un pourcentage trois fois plus élevé qu’il y a 50 ans. Pour neuf personnes sur dix, l’alternative la plus intéressante à la solitude est le mariage. Même si une relation maritale brisée est source de grande souffrance, une relation intime impliquant le soutien mutuel apparaît comme l’une des plus grandes satisfactions dans la vie. « La personne bien mariée a des ailes; celle qui est mal assortie est enchaînée »,
disait Beecher. Les données des enquêtes du Centre national de recherche sur l’opinion publique (USA) ont démontré que trois personnes mariées sur
quatre considèrent leur conjoint comme leur meilleur ami et que quatre sur cinq remarieraient la même personne. Ces résultats permettent de comprendre pourquoi, au cours des années 70 et 80, 39 % des adultes mariés se considéraient comme « très heureux » comparés aux 24 % des adultes jamais mariés (voir figure 6). La causalité semble aller dans les deux sens : des relations intimes engendrent le bonheur et les gens heureux sont plus enclins à se marier (Mastekaasa, 1992). Le mariage, comme on le suppose souvent, est plus fortement associé au bonheur des hommes qu’à celui des femmes. Le Rapport Hite (1987) indique que 95 % des femmes se sentent « émotionnellement harcelées » par l’homme qu’elles aiment et que 70 % des femmes mariées depuis cinq
ans ou plus ont eu des aventures extra conjugales.

Même si le lancement de cet ouvrage a été entouré d’un battage publicitaire important et que le Time
y a fait grand écho, il est difficile d’y accorder quelque crédit puisque son échantillon est « doublement non représentatif » (Myers, 1993) : l’auteure a obtenu 4500 réponses sur 100 000 et les répondantes provenaient d’associations féministes. Ainsi se propage le mythe de la femme malheureuse en mariage... En considérant les résultats des recherches scientifiques, le portrait est tout autre. Les enquêtes nationales en Europe et en Amérique du Nord démontrent que l’écart observé entre les niveaux de bonheur de ceux qui sont mariés et de ceux qui ne l’ont jamais été est semblable pour les femmes et les hommes. La synthèse de 93 études faite par Wood, Rhodes et Whelan (1989) permet de conclure que, si un mauvais mariage est plus déprimant pour une femme, il n’est pas vrai que la femme seule vit un plus grand bonheur que celle qui est mariée. En Occident, les gens mariés, des deux sexes, rapportent plus de bonheur que ceux qui ne se sont jamais mariés, qui ont divorcé ou se sont séparés.

Le bonheur et la religion (ou la foi)
« La joie est une affaire sérieuse au ciel », écrivait C.S. Lewis. Freud, par contre, considérait la religion comme une illusion qui mine le bonheur et qui peut devenir une « névrose obsessionnelle » accompagnée de culpabilité, de sexualité réprimée et d’émotions refoulées. Les données accumulées semblent contredire les vues de Freud. En effet, les gens dits « religieux » sont moins enclins à devenir délinquants, à abuser de drogues et d’alcool, à divorcer ou à se suicider; ainsi, ils déclarent vivre un plus grand bonheur (données provenant d’Europe et d’Amérique du Nord). Un sondage Gallup (1984) a révélé que les gens « très religieux » ceux qui sont d’accord avec un énoncé comme « Ma foi religieuse est l’influence la plus importante dans ma vie » sont deux fois plus nombreux à se dire très heureux que ceux qui sont peu sensibilisés à la religion. D’autres enquêtes démontrent que le bonheur et la satisfaction de vivre augmentent avec le degré d’affiliation religieuse et la fréquence de la pratique religieuse. Une méta-analyse de Witter et al. (1985) a démontré qu’un des meilleurs prédicateurs de la satisfaction de vivre est la « religiosité ». D’autres études ont examiné l’association entre la foi religieuse et l’affrontement des difficultés (McIntosh et al., 1993). Par exemple, les veuves qui s’adonnent à une pratique religieuse régulière rapportent plus de joie dans leur vie que celles qui ne sont pas pratiquantes; les mères d’enfants handicapés qui ont une foi religieuse profonde sont moins vulnérables face à la dépression que celles qui sont « non religieuses ».

Il apparait également que les personnes ayant une foi profonde recouvrent un bonheur plus rapidement après un divorce, une perte d’emploi ou une maladie sérieuse. Comment expliquer cette association positive entre la religion (la foi) et le bien-être psychologique? Est-ce la présence des relations chaleureuses qu’on trouve souvent dans les groupes religieux? Est-ce le sens à la vie que les gens tirent de leur foi? Est-ce la motivation à dépasser ses préoccupations personnelles, à aller au-delà de soi? Le taux de bénévolat est deux fois plus élevé et le taux de dons de charité, quatre fois plus élevé
chez ceux qui ont une pratique religieuse régulière comparativement à ceux qui ne pratiquent pas. Est-ce la « philosophie », la façon de voir les choses,
qui offre des réponses aux grandes questions de la vie et une évaluation optimiste des événements de vie? Est-ce l’espoir que donne la foi face à ce
que Solomon et al. (1991) appellent « la terreur résultant de la prise de conscience de notre vulnérabilité et de la mort »? Ces explications auraient
besoin d’être explorées de façon rigoureuse. (On trouve de nombreuses références dans l’ouvrage de Myers, 1993, chapitre 10, à propos de la
relation entre religion et bonheur. Cette question est également abordée dans le présent numéro par Emmons ainsi que par Csikszentmihalyi et
Patton).

CONCLUSION
La connaissance de l’âge, du sexe, de la race et du revenu des gens (en supposant que les nécessités vitales sont assurées) donne peu d’indications sur leur bonheur. Le bonheur dépend peu des éléments extérieurs, comme l’a écrit William Cowper en 1782. Les meilleurs indices proviennent des traits de la personnalité, des relations intimes de l’individu et de sa foi religieuse qui implique appui social, sens à la vie et espoir. D’autres chercheurs ont défini les caractéristiques d’expériences satisfaisantes ou « expériences optimales » dans le domaine du travail et des loisirs (Csikszentmihalyi, 1990). D’autres encore examinent les différences culturelles (Diener, Diener et Diener, 1995; Chiasson et Dubé, ce numéro), les buts personnels (Emmons, ce numéro) des gens heureux, etc. La recherche scientifique sur le bien-être psychologique apporte le complément nécessaire à l’importance accordée au bien-être physique et
matériel de même qu’à l’insistance que les psychologues ont mise dans le passé sur les émotions négatives. L’étude scientifique du bonheur peut inciter les gens à repenser leurs priorités et à favoriser la construction d’un monde qui rehausserait leur bien-être.