Les faits
La Russie a lancé un concours afin de choisir un partenaire pour développer son système d’exploitation national. Un des concurrents sur la liste est Mandriva. D’ailleurs, en juillet 2010, un fond d’investissement russe est entré au capital de cette dernière, qui connaissait des difficultés financières. Cette alliance a fait taire les rumeurs de sa revente. La participation russe dans le capital de la société étant minoritaire, Mandriva reste française. Cet événement a été une réussite pour cette compagnie qui en misant, entres autres éléments, sur la carte de la sécurité a su anticiper l’évolution du marché des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). A titre d’exemple, le projet « Polyxène » auquel a participé Mandriva en collaboration avec des entreprises européennes, s’est vu récompensé en juillet 2009 par une certification de niveau 5, par l ’ANSSI (Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information) en France. Le système Windows de Microsoft n’a quant à lui pas la possibilité d’obtenir un tel niveau de certification actuellement.
Un axe Europe-Russie, enjeu géopolitique ?
Ce partenariat technologique entre Mandriva et la Russie présenterait un enjeu stratégique et placerait l’Europe, dans ce cas précis, en position de « pivot » face aux Etats-Unis. Cet accord se range dans la lignée de la création du Conseil OTAN-Russie crée en 2002, sensé inciter à la coopération dans des domaines d’intérêt communs, autour des questions de sécurité dans la région euro-atlantique (comme la lutte contre le terrorisme ou la piraterie). Le concepteur français, champion mondial du logiciel libre, arrive alors comme une alternative aux logiciels propriétaires et comme un concurrent très sérieux de Microsoft. Par conséquent, cette alliance entre une distribution linux française et l’Etat russe va apporter une part de légitimité à la démarche commune de ces deux acteurs d’augmenter leurs performances dans le domaine de la sécurité informatique : la Russie va redonner une meilleure image à une volonté de collaboration avec l’OTAN (entachée suite à l’incident avec la Géorgie en 2008 au sujet de cyber attaques) et surtout, elle va se libérer peu à peu de l’emprise exclusive de Microsoft. Par là-même, elle démontrerait sa volonté d’accroissement de puissance.
Stratégie d’influence de Mandriva
L’entreprise française avait déjà entamé son implantation sur le marché russe. Cette dernière était déjà bien présente en 2007 et est désormais très populaire. A l’époque, elle faisait partie des seules distributions capables d’offrir une prise en charge de plusieurs langues. En outre, elle aurait mené une véritable action d’influence dans la société russe en y implantant plusieurs centres de formation basés à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Par son activité déjà bien vivace dans les pays émergents, et en répondant parfaitement aux bas coûts de ces marchés, cette compagnie est parvenue à s’imposer progressivement dans ces pays. D’ailleurs, le fait intéressant pour les populations des pays émergents est qu’elles peuvent télécharger la plupart des logiciels libres (faisant partie du système linux) gratuitement sans s’exposer à des problèmes de légalité ni à des risques d’amendes, contrairement aux logiciels propriétaires de Microsoft. Du reste, Mandriva a acquis l’entreprise brésilienne Conectiva en 2005 et s’est donc servie de cet ancrage pour proposer ses produits au Brésil en s’adaptant aux demandes de la population. Mandriva est devenue le premier revendeur linux du Brésil.
Tout bien considéré, la stratégie de déploiement des systèmes « open source » s’inscrit dans la tendance actuelle du développement durable, et a donc bénéficié de son impulsion pour asseoir sa légitimité. A savoir, d’après le rapport Brundtland en 1987, « le développement durable est le développement qui satisfait les besoins de la génération actuelle sans priver les générations futures de la possibilité de satisfaire leurs propres besoins ».
Failles et stratégie de Microsoft
Pour rappel, le groupe américain établit des procédures (« brevets logiciels ») pour verrouiller ses codes sources (« secrets de fabrication ») de ses logiciels et investit dans une politique commerciale agressive. Autrement dit, la stratégie de Microsoft consiste à imposer une norme, à mettre en place une forte politique de propriété intellectuelle et influencer afin d’obtenir le monopole. Ainsi, rien qu’aux Etats-Unis, le groupe Microsoft affiche les chiffres de son lobbying qui seraient d’un montant de 1,85 millions de dollars pour le deuxième semestre 2010 (d’après CBS news).
La démarche répressive est clairement annoncée par Microsoft qui l’a dénommée « Genuine Software Initiative » ou « Initiative Logiciel Original ». Des mesures coercitives sont employées en cas de contrefaçons, et Microsoft n’hésite pas à aller devant les tribunaux pour sauvegarder sa propriété intellectuelle. Ainsi le groupe américain est associé au « hard power ». De nombreux procès en justice sont intentés de par et d’autres. En 2004, par exemple, Microsoft a été condamné pour abus de position dominante par la justice européenne. La compagnie américaine a consolidé sa stratégie de défense de sa propriété intellectuelle en créant une association, la BSA (Business Software Alliance) en partenariat avec d’autres grands groupes américains. Cette puissante association mène des actions d’audit afin de détecter et faire condamner les entreprises qui utilisent des logiciels propriétaires contrefaits (en s’appuyant sur le code de la propriété intellectuelle, article L335-3).
Mais par opposition à la notoriété de Mandriva en Russie, celle de Microsoft décroît. Même si ce groupe offre des licences aux ONG et aux medias indépendants, ce n’est qu’à la suite d’événements ayant entaché sa réputation. Le gouvernement russe s’est servi en effet de Microsoft pour contrer les opposants au pouvoir. Certains faits en relatent. En juillet 2010, des membres du gouvernement russe auraient récupéré par la force des ordinateurs de l’association Baikal Environmental Wave en l’accusant d’avoir piraté le système Windows. Ces diffamations n’ont pas été démenties par le groupe américain et ont contribué à noircir l’image de Microsoft en Russie.
Microsoft n’a pas su assouplir à temps ses modalités d’accès aux logiciels notamment quand il s’agissait d’équiper les écoles russes. Cette erreur a profité aux systèmes linux déjà populaires en Russie. En 2007, une affaire entre Alexander Ponosov, directeur d'une école dans l’Oural, et Microsoft a failli crée un grave incident diplomatique entre la Russie et les Etats-Unis. Cet enseignant a été traduit en justice par Microsoft pour avoir acheté pour le compte de son établissement scolaire, des ordinateurs équipés de copies illicites de Windows. Face à la bonne volonté de cet enseignant s’investissant pour le bien de ces élèves, les russes ont mal compris la fermeté de l’entreprise américaine. De plus, ils ont pris conscience des problèmes de légalité liés à la copie des logiciels Microsoft.
Autre élément marquant : le groupe américain va tenter de séduire les russes en laissant accéder les agents du FSB (Federal Security Service) à ses codes de sécurité, d’après un accord rapporté dans le quotidien russe Vedomosti. Le fait que cette entreprise cèderait sur ce terrain est éloquent quant à la volonté du groupe américain de rester présent sur le marché russe.
La riposte de Microsoft
Le mastodonte américain va s’engager dans une lutte autour du « pouvoir doux » au côté de Linux et agir envers des causes humanitaires. La fondation OLPC (One Laptop Per Children) met en évidence le mode d’action d’une stratégie d’influence. En soutenant une cause humanitaire, consistant à participer à l’éducation des enfants dans les pays en voie de développement, les entreprises de l’informatique s’affrontent pour faire partie de ce projet afin de redorer leur image. De même, un autre programme développé par Intel (le « Classmate PC ») vient concurrencer le « OLPC ». Le fabriquant de microprocesseurs américain Intel n’aurait pas pu départager les entreprises. Le PC pour les écoles sera finalement commercialisé avec les deux systèmes Windows ou Linux selon les besoins de l’utilisateur.
Les enjeux économiques et les jeux de pouvoir liés à ce programme humanitaire sont donc très importants. En effet, l’environnement d'apprentissage des enfants serait assuré par le système d’exploitation choisi et créerait une forme de dépendance vis-à-vis de son éditeur (Microsoft ou Linux). Et, une fois habitué à un système, en changer représente un tel investissement en termes de temps et d’appréhension d’une nouvelle technologie, qu’il est plus facile de garder le système initial. Les concepteurs des systèmes d’exploitation bénéficieront en plus du soutien des enseignants, perçus comme légitimes et crédibles.
Mais face à cette recrudescence des consommateurs de systèmes de sources ouvertes et peu onéreuses, tel Linux, une contradiction apparaît. En effet, la philosophie des utilisateurs de solutions libres (prônant la liberté de choix et d’utilisation) ne correspond pas à l’exploitation que certains pays (comme la Corée du Nord) en font. Selon des chercheurs de l’institut coréen « Science and Technology Policy Institute » (STEPI), ce pays a développé son propre système d’exploitation basé sur linux, le « Red Star » mais dans un but de surveiller le comportement de ces concitoyens sur le Web. De plus, il ne supporte que la langue coréenne et n’a donc pas pour objectif d’être interopérable ni d’offrir une capacité d’ouverture à ce pays.
L’image de Linux est alors aussi altérée car ce sont les enjeux économiques et géopolitiques qui prévalent dans cette lutte pour la possession de systèmes informatiques performants.
A terme, comme le soulignent Didier Lucas et Alain Tiffreau, « la constance américaine depuis une décennie en matière d’essai de contrôle, normalisation et façonnage du monde » dans le domaine de l’informatique, serait-elle en train de s’affaiblir ?
En échange de son aide financière qui a permis de sauver Mandriva, la Russie aurait un intérêt économique car elle disposerait indirectement d’un droit de regard sur le marché brésilien.
Cet accord empêcherait-il le géant Microsoft, et donc les Etats-Unis, de prendre le contrôle sur le Brésil, et représenterait-il donc un enjeu géopolitique majeur ? En effet, le Brésil est un des pays les plus propices aux développements de la cybercriminalité, d’après une étude de Kaspersky. Pour pallier à cette faille, les Etats-Unis auraient alors comme alternative d’enclencher une course à l’innovation. Pour tenter de garder le pouvoir lié en partie à leur avancé technologique dans quelles mesures vont-ils mettre en place une stratégie de dissuasion (non pas nucléaire mais) cybernétique ?
Agnès Amador