Durant 20 ans, Alan Greenspan a été à la tête de la Réserve Fédérale, la plus importante des banques centrales du monde. Ses propos de retraité, alors qu’il est sorti du devoir de réserve, prennent une grande importance si l’on veut saisir les dessous de l’histoire récente, comme tenter de prévoir un avenir plus qu’avant incertain. Sur 25 chapitres, l’auteur en consacre 11 à sa biographie physique ; les 14 autres se veulent son héritage intellectuel.
Alan Greenspan est un homme intéressant. Non seulement parce qu’il a connu et résisté à 4 présidents, mais parce qu’il a connu l’itinéraire exemplaire du self-made man américain. Petit juif pauvre des quartiers excentrés du nord de New York, il est devenu l’un des « maîtres du monde », selon la terminologie consacrée. Mais si Alan Greenspan est parvenu au sommet, il le doit à lui-même et à la méritocratie pragmatique américaine – pas à un lobby « ethnique ». Les Goldsmith venaient de Hongrie, les Greenspan de Roumanie, tous arrivés au début du 20ème siècle. Enfant unique né en 1926, ses parents ont divorcé peu après et il a peu connu son père, qu’il allait cependant voir chaque mois dès qu’il eût l’âge. Il travaillait à Wall Street comme agent de change et il a écrit un livre en 1935 dont il a fait cadeau à son gamin de 9 ans : « La croissance revient ! ».
Ledit gamin était plutôt fan de base-ball, mais à cette date il a cessé de faire des progrès. Le morse passionne alors l’adolescent Alan parce que, dans les westerns, les vrais héros étaient les télégraphistes qui communiquaient instantanément. La clarinette, commencée à 12 ans, a failli devenir un métier. Comme beaucoup de gens intelligents, il était peu à l’aise dans le carcan scolaire : bon quand il se concentrait, avec l’esprit bien fait en maths, il n’était que passable dans ce qui ne l’intéressait pas. Réformé en 1944 pour un voile au poumon, Alan joue avec Stan Getz, alors âgé de 15 ans puis intègre l’orchestre de jazz de 14 musiciens d’Henry Jerome. « On ne perçoit pas du tout la musique de la même manière quand on joue et quand on est dans la salle. Les voix et les harmoniques vous arrivent de toutes parts ; vous sentez le rythme jusque dans la moelle des os et tous les membres du groupe se répondent de manière dynamique. A partir de ces bases, les solistes peuvent exprimer leur vision du monde. » p.45
Dans ce paragraphe, vous avez la métaphore de l’Amérique. Alan Greenspan à la tête de la Federal Reserve se retrouvera comme un musicien dans un orchestre de jazz. Il présidera peu au fond, accompagnant surtout le chœur des autres, s’adaptant au rythme. La Banque centrale donne cette musique de fond que sont les taux d’intérêts pour l’économie. La Fed permet « à partir de ces bases, aux solistes d’exprimer leur vision du monde », donc à chaque acteur économique de trouver sa juste place dans l’orchestre. Ainsi voit-il aussi le fonctionnement idéal du capitalisme. Greenspan n’est pas un « énarque » du pays. Il illustre le comportement très « démocratique » qui règne en Amérique, comme Tocqueville l’avait déjà noté : peu importe « d’où » l’on sort, ce qui compte est ce qu’on « fait ».
Après deux ans d’interruption d’études, il entre dans une école de commerce et de comptabilité, liée à l’université de New York. C’était « la section la moins prestigieuse », une sorte de collège technique. Les théories de Keynes y règnent en maître après les angoisses de la Grande Dépression. Contrairement à l’Europe, où l’hyperinflation a mené Hitler au pouvoir, c’est l’hyper-chômage du début des années 1930 qui hante l’Amérique. Plus jamais ça ! Cette imprégnation keynésienne de la pensée américaine tempère le laisser-faire de l’idéologie libérale. Comme observateur du capitalisme (outil économique qui prône la plus grande efficacité du capital pour produire le plus et le mieux en investissant le moins), Alan Greenspan est idéologiquement libéral. Mais il ne faut pas confondre l’outil et l’idéologie : les libertés doivent être laissée les plus grandes… jusqu’à ce qu’elles contreviennent à celles des autres. Quand le coût pour la société des pratiques efficace du capital devient trop fort, l’intervention de la puissance publique (cadre du capitalisme selon Fernand Braudel) s’impose. Pour bien comprendre l’Amérique, il faut être contre tous les dogmatismes.
Autre souplesse américaine : nul besoin d’un « concours » ou d’une « prépa » pour aller plus loin : des passerelles existent entre l’enseignement technique et l’université. Greenspan fait de petits boulots pour le Conference Board afin de financer ses études supérieures. Il écrit des articles, on le remarque, il prépare un doctorat…qu’il abandonne un temps pour fonder sa propre société de prévisions à destination des entreprises. Car Alan Greenspan n’est pas un théoricien mais un pragmatique : « J’ai toujours soutenu qu’un ensemble actualisé d’estimations très détaillées sur le dernier trimestre disponible est bien plus utile à l’exactitude des prévisions qu’un modèle très élaboré. » p.57
C’est pourquoi il adopte Josef Schumpeter, l’économiste autrichien de Harvard, auteur d’un livre sur la convergence du capitalisme et du socialisme, mais surtout du concept de « destruction créatrice ». Cela signifie que les innovations forcent l’industrie à démanteler des pans entiers de production obsolète pour favoriser les secteurs les plus productifs : disparition des allumeurs de réverbères, apparition des techniciens EDF. Son autre phare intellectuel en économie est Adam Smith, à qui il tresse une couronne pour avoir « tout dit », ou presque, de l’économie « politique ». Enfin John Locke pour la psychologie humaine, si utile pour l’analyse économique.
Bien sûr, Alan Greenspan n’est pas soixanthuitard et cela peu agacer la génération qui croit qu’avec elle tout est définitivement révolutionné. « J’ai eu quarante ans en 1966 ; autrement dit, j’avais atteint l’âge adulte dans les années 1950, du temps où l’on portait une veste et une cravate et où l’on fumait la pipe (avec du tabac dedans). J’écoutais toujours Mozart et Brahms, Benny Goodman et Glenn Miller. La musique populaire m’est devenue complètement étrangère à l’arrivée d’Elvis… » p.81 Devenu président du Conseil Economique de la Présidence, il n’aime pas trop Nixon, intelligent mais extraordinairement ordurier et paranoïaque. Mais il apprécie Ford, direct et stable. Greenspan revient dans l’Administration sous Reagan, qui le nomme Président de la Fed en 1987. Il doit régir presque aussitôt au ‘krach’ d’octobre : « Lors d’une panique boursière, la tâche de la Fed consiste à éviter une paralysie financière – un état chaotique dans lequel les entreprises et les banques cessent leurs paiements et l’économie se grippe complètement. » p.144 Remarque toute d’actualité en janvier 2008 ! Il restera président sous Bush I, Clinton et Bush II (qu’il trouve rigide et électoraliste). Il connaîtra la chute du mur de Berlin, la conversion de la Chine à l’économie de marché, « l’exubérance irrationnelle » des valeurs internet (formule qu’il prononçât à la mi-octobre 1996 au dîner de l’American Enterprise Association et qui fit fortune), enfin la « fièvre du millénaire » où la révolution technologique et l’ouverture mondialisée mettaient à rude épreuve les marchés financiers en déplaçant l’équilibre des risques – enfin le 11-Septembre, « défi à la nation ».
L’inflation et la Fed depuis 1925 :
La nation s’en est sortie, parce qu’elle a le système le plus souple et le plus efficace, foi de Greenspan : « J’en arrivais peu à peu à croire que la plus grande force de l’économie américaine était sa résilience : son aptitude à absorber les perturbations et à récupérer ensuite, souvent d’une manière et à une vitesse que l’on aurait été incapable de prédire et encore moins d’imposer. » p.18 D’où sa conviction du moins de réglementation possible, sa confiance dans les acteurs, sa méfiance envers les politiciens toujours prêts à dépenser l’argent qu’ils ne gagnent pas. Mais aussi son souci de préserver l’égalité des chances, de rénover l’éducation, de promouvoir l’innovation, pour éviter que ne s’accumulent des fortunes mal acquises dans les dysfonctionnements et les opacités du système. Greenspan écrit simple, mais c’est un homme complexe. Dans la suite des chapitres, il examine le capitalisme et ses variantes, la Chine, la Russie, le populisme latino-américain, la dette, la régulation mondiale l’inflation, les inégalités, la gouvernance d’entreprise, la limitation de l’énergie… Il termine sur une analyse du futur à horizon 2030.
Malgré son épaisseur, lisez ce livre. Il est écrit en style « démocratique » avec des mots simples, illustré d’exemples (il faut dire que sa dernière épouse est journaliste). Savoir comment raisonne un Président de Banque centrale est du plus haut intérêt pour qui veut comprendre l’économie contemporaine et les défis qu’elle a à affronter.
- Alan Greenspan, Le temps des turbulences, juin 2007, traduction française Jean-Claude Lattès septembre, 677 pages
- Voir aussi ‘Le Blog Boursier’, notamment “Le capitalisme selon Greenspan” et “Alan Greenspan et les variantes du capitalisme“.
- La situation économique et financière actuelle.