Roger Caillois développe quelque part cette idée que les sculptures de pierres que certains peuples nordiques ont coutume d’édifier alentour des villages, à l’approche des berges, pourraient avoir cette vocation de soutenir numériquement les hommes confrontés aux étendues hostiles, soumis à un équilibre fragile. D’ailleurs, le nom eskimo qui les désigne (inukshuk) se laisse traduire par « qui agit en qualité d’homme », ou à peu près. Elles sont des êtres en plus qui renforcent leur présence, les appuient dans le théâtre du monde les renvoyant tour à tour au grand vide,à eux-mêmes, au grand vide tapis en eux-mêmes et qu’ils entrevoient parfois par un regard rentré. Sans doute est-ce le rôle que tient silencieusement toute œuvre.
Les sculptures que Stephan Balkenhol accumule inlassablement depuis le début des années 80 fascinent et interloquent en ce qu’elles mêlent cette fixité qui rejoint le vague, cette fierté sourde et cette nudité presque naïve, enfantine que l’on reconnait aux sculptures populaires ou primitives. Elles en ont la même évidence franche, la même humilité et finissent par nous accompagner, nous épauler pareillement. Semblables aux empilements anthropomorphes du Canada arctique qui retiennent Caillois, les figures de Balkenhol n’ont rien de divinités tutélaires, de fantasmagories mystiques. Ce sont des hommes, des femmes, dans leur ordinaire. Des animaux parfois, et non sans quelque facétie enfantine, plus rarement, des chimères mêlant l’homme à l’animal ; comme par jeu plus que pour renvoyer à quelque animisme. Et depuis quelques années, l’artiste vient ajouter un fond au devant duquel ses figures jouent, creusant et fixant l’espace qui les entoure. Bien que leur dimension puisse varier, elles sont généralement modestes et, sauf quelques exceptions, c’est socle compris qu’elles atteignent à peu près la taille humaine. On pense inévitablement à celles qu’émaciait Giacometti dans les années 40 ou 50 et qui avaient fini par atteindre une taille si réduite qu’une exposition pouvait tenir dans une boite. En vérité s’était comme des silhouettes vues de loin et les personnages de Balkenhol, comme ceux de Giacometti, possèdent cette présence auratique que Benjamin caractérise par la paradoxale conjonction d’une proximité et d’un lointain : « l’unique apparition d’un lointain, quelle que soit sa proximité ». Toutes proches, quelque chose en elle les éloigne infiniment. Et Giacometti atteste de cette expérience : « Elles ne deviennent que des apparences à cette distance. […] Si je regarde une femme sur le trottoir d’en face, et je la vois toute petite, c’est l’émerveillement du petit personnage qui marche dans l’espace et, alors, la voyant plus petite, mon champ visuel est devenu beaucoup plus vaste. Je vois un énorme espace au-dessus et autour, qui est presque illimité. ».Hiératiques, comme prenant la pose en un état d’attente prolongée, sans que les gestes ou leurs traits ne renvoie à aucune expression ou élan, comme les figures de la mélancolie, les personnages que sculpte Stephan Balkenhol semblent être là sans y être. Pareils à ces Bouddhas sereins les yeux clos sur eux-mêmes, ils renvoient ceux qui les contemplent à un grand calme intérieur, une certaine qualité de silence, à ce grand vide enfin au fond de nous qu’ils soutiennent imperturbablement. Semblables encore au fameux axolotl de Cortazar, ils semblent, par « une immobilité pleine d’indifférence » parvenir un peu à abolir l’espace et le temps.
Exposition Stephan Balkenhol, Musée de Grenoble du 30 octobre 2010 au 23 janvier 2011.