Suite du 1.
Une économie de risques préserve de celui de faire des erreurs … mais garantit presque aussi sûrement de collectivement moins bien réussir, puisque chaque élément aura intérêt à se limiter à des actions individuellement sûres et de faible portée. Comment concilier le dépassement de fonction et l’organisation ?
Réduire les erreurs : du Jidoka dans l’organisation
S’améliorer continuellement est la substance du Jidoka, l’un des deux piliers du système de production Toyota (souvent sous-estimé par rapport au just-in-time, bien qu’il ait été le premier mis en place) : « l’application par soi-même ». Il repose sur le principe d’un transfert de l’intelligence humaine (giving machines the human touch) : l’enjeu est de construire la qualité à la source, dans les processus, les produits et les services, plutôt que d’avoir à éliminer les rebuts.
Ainsi, tout opérateur peut signaler un problème : si celui-ci n’est pas résolu dans le Takt Time, la production est automatiquement stoppée. A l’encontre de toute la logique de production de masse, l’arrêt de la production est un signal fort, qui permet de mobiliser toutes les ressources pour venir constater, observer l’aléa ou l’imperfection en question, l’étudier, le corriger, et ainsi l’éradiquer pour l’avenir.
Or Ohno (le père du système) le dit : « Une ligne de production qui ne s’arrête jamais est soit une ligne merveilleusement parfaite, soit une ligne à problèmes. » Problèmes non connus, non identifiés, voire dissimulés. La découverte d’une anomalie doit bien être perçue comme une source potentielle de progrès, une opportunité supplémentaire donnée d’améliorer et faire évoluer les processus en place, pas comme un problème ! La véritable erreur est de les ignorer, les contourner ou les nier : on ne progresse pas ainsi.
Pour en revenir au sujet, on voit ici un moyen de continuer à jouer large, de permettre des « dépassements de fonction », tout en réduisant le coût des erreurs qui leur sont inhérentes :
- Ne pas craindre dès lors qu’un défaut, un aléa, sont identifiés, manifestes, visibles (le management visuel, de l’évidence, et le contrôle sur le terrain, prennent ici tout leur sens), de tout stopper pour prendre le temps d’identifier en commun l’erreur, l’examiner, la comprendre, la corriger, et en tirer les enseignements.
- Accepter également de passer à une vision sur le plus long terme, où les choses progressent par itération et amélioration permanente, en tendant toujours plus vers l’idéal de perfection … que, s’entend bien, elles n’atteindront jamais.
Canaliser les dépassements : s’organiser pour innover
Sans aucun doute n’est-ce pas la seule voie, mais les expériences de 3M ou Google offrent également quelques pistes sur la façon dont peut, dans la pratique, être organisé le « dépassement de fonction », pour servir l’innovation.
Décrit en 1998 dans Wired, en place dans les centres de recherche de 3M et parmi les ingénieurs et développeurs de Google, le mécanisme 80/20, basé sur l’organisation du temps de travail, est une solution intelligemment pensée d’équilibre entre le « dans la fonction » et le « dépassement de fonction ». De façon plus ou moins implicite, il repose aussi beaucoup sur le collectif.
80% du temps de travail est consacré à la mission, et 20% à des recherches personnelles.
Mais on reste dans une logique « win-win », car le temps ainsi offert aux salariés est souvent retrouvé sous la forme d’informations, d’innovations, de publications et de contacts qui vont servir l’entreprise. Ce système favorise l’émergence d’idées et de produits qui seront ensuite intégrés à l’offre. En donnant 20 % de leur temps à ses ingénieurs, Google se donne aussi la possibilité de s’approprier les idées, inventions qu’ils auraient autrement gardées pour eux. Ce qu’elle donne d’un côté, elle le récupère de l’autre.
Sur l’intranet, un hit parade des projets les plus prometteurs favorise l’effet d’émulation, la concurrence interne étant serrée pour obtenir le feu vert de la direction pour que son projet devienne l’un des produits bêta Google. Ainsi, la société pratique également une sorte d’essaimage « de l’intérieur », qui a également l’effet bénéfique de réduire le risque de voir ses meilleurs éléments partir.
Bien entendu, beaucoup des travaux engagés pendant ces 20% n’aboutiront jamais à des produits viables et finis … mais ce processus de sélection naturelle s’effectue ainsi également « en amont », préservant également la société de lancement d’erreurs sur le marché, et servant à l’acquisition de compétences par les ingénieurs, dont bénéficieront aussi les projets officiels.
Le mécanisme est basé sur un contrôle des pairs et donne ainsi la priorité aux idées susceptibles d’intéresser l’entreprise, dont la vision reste centrée utilisateur. (le risque de dérive de ce type de pratique étant certainement une culture de technicité, d’ingénieur, insuffisamment centrée client) qui travaillera sérieusement à leur réalisation.
Ces peer reviews aident à la création d’une hiérarchie parallèle basée sur la compétence technique et la réputation. Eric Schmidt : « Si vous ne voulez pas perdre vos geeks, il faut trouver un moyen de leur offrir des promotions sans en faire des managers ». Car sinon, comment offrir des perspectives à des personnels de haut niveau, ingénieurs, chercheurs, etc., sans multiplier les positions de management qui les éloignent de ce qu’ils savent faire le mieux et bureaucratisent l’entreprise ?
Enfin en conclusion, quelle que soit l’organisation mise en place, il est toujours utile de ramener les choses à leur juste proportion : les interactions internes, et notamment les problématiques de « dépassement de fonction », ne doivent ou devraient pas venir prendre le pas sur l’essentiel : or à trop se préoccuper de l’intérieur du système, et à démultiplier les heurts internes, on prend toujours le risque d’en oublier sa direction globale. Aussi pour reprendre l’un des principes phares de Google, dépassement de fonction ou pas, il est probable que tant que la préoccupation première reste l’utilisateur, le reste peut plus facilement suivre.