Je me suis accroché à toi pendant des années. Je voulais te garder. Je t'ai supplié parfois de rester. Tu me regardais étonné. Tu ne pouvais rien pour moi. Vraiment rien. Tu me disais que tu étais désolé mais je ne comprenais pas tes mots. Je m'accrochais, oui, je m'accrochais comme un fou à toi. Tu semblais rester figé et tu l'étais. Prisonnier d'un miroir troublé. Et pourtant toute la force déliée de la jeunesse était en toi, toute la liberté du monde. Toute sa grâce et sa violence. Tes courses à travers le monde, ta traversée des boréales. Dieu que je t'aimais. Et je voulais tant que tu restes près de moi.
Qu'est-ce qu'on devient con en vieillissant ! "S'accrocher à moi est déraisonnable" me disais-tu. "Regarde mon arrogante jeunesse, je suis pourtant un homme du passé, c'est comme si j'étais mort." Et tu éclatais de rire après avoir prononcé ces mots d'une voix calme et forte, me laissant à mon désarroi.
Je m'accrochais encore, je m'accrochais à toi... Mais, un peu, laisse-moi un peu te toucher, te palper, te caresser, te sentir... Te sentir, oui c'est ça, je veux sentir ta peau, passer ma main dans ta barbe et tes cheveux, la mettre aussi dans la poche de ta veste carrelée achetée à "La Baie" au lac Saint Jean, et puis lacer aussi tes "Kodiaks de chanquier", rouler un peu de ton tabac, goûter à ce quignon de pain sec que tu avais toujours dans ton sac à dos...
Je n'ai rien pu sentir qu'une odeur froide de papier glacé ce jour-là, une odeur de cadavre, une odeur de décomposition organique... Ce jour-là où je me suis enfin détaché de toi, où j'ai fini par comprendre que tu n'existais pas. Que tu n'existerais plus. Me fallait vivre et m'accepter. Entrer dans le temps, dans la gueule du broyeur. Lent suicide consenti obligatoire. Fallait vivre quoi... On ne devrait jamais conserver une seule photo de son passé.
© photo, Max autoportrait, 1976