Commençons l'enquête par expliciter ce que dit Houellebecq : pour créer une œuvre intellectuelle digne de ce nom, il faut pouvoir être maître de son emploi du temps. Il faut pouvoir se dégager un maximum des contraintes matérielles pour faire évoluer son esprit dans un monde d'intellect, pouvoir être ouvert aux rencontres impromptues et se laisser guider par elles et ne pas laisser perturber la construction laborieuse d'un système conceptuel par un recours trivial aux objections émises par le quotidien : « Msieur le Philosophe, comment peut-on parler d'engagement et de liberté quand on doit s'occuper des gosses toute la journée et qu'on est ravi de pouvoir s'affaler sur un canapé devant un bon film avant d'aller dormir ? »
Pour approfondir, et comme nous sommes au XXIème siècle, siècle de la performance et du traitement optimum de l'information, il nous faut des statistiques pour étayer notre thèse. D'abord, rejeter l'objection selon laquelle notre objet d'enquête serait un partage entre la philosophie et la religion de manière générale. L'attitude du catholicisme romain par exemple tient plus de l'attitude philosophique que du judaïsme : pour pouvoir correctement évoluer dans les sphères spirituelles et s'attacher au Seigneur, mieux vaut lui vouer un culte exclusif sans s'encombrer ni de femmes ni d'enfants (officiels bien sûr). Il ne s'agit pas d'un dogme théologique (puisque les Eglises d'Orient ordonnent des prêtres mariés) mais d'un principe bien constitué et sur lequel le Vatican ne semble pas pouvoir renoncer, d'autant que le programme est déjà annoncé par l'Evangile de Luc : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa mère, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple ».(la différence avec l'Islam est plus subtile mais mériterait un développement séparé).
Il semble donc s'agir d'un invariant, comme le pose Mathilde Lequin dans son article sur les liens entre philosophes et famille : « Des Grecs à l'après-68 en passant par la chrétienté, le constat semble quasi unanime parmi les philosophes : la famille est ce qui empêche la vie authentique ».
A première vue, on pourrait se féliciter de la position juive : plus proche des contingences matérielles, c'est une spiritualité qui ne fait jamais l'impasse sur les contraintes de la vie mais au contraire qui cherche à les sublimer. L'ascétisme, s'il existe dans le judaïsme, n'a pas bonne presse. La Thora s'en méfie, comme elle se méfie de ces volontés d'atteindre une forme de pureté absolue dans le service divin. Elle préfère ne pas se laisser duper par l'hypocrisie consistant à se croire au-dessus des problèmes de factures, de business ou d'entente familiale. De nombreuses blagues juives sont en fait des variations sur ce thème central. Encore une fois, on pourrait arrêter là et se féliciter d'appartenir à une tradition qui nous permet (pardon, qui nous oblige !) à manger du couscous boulettes tous les vendredi soirs plutôt que de se flageller tous les matins avec un martinet en acier traité.
Mais si l'on se veut cohérent et prendre au sérieux la position philosophique, il faut reconnaître que le mode de vie juif n'est pas propice à la création d'une grande œuvre. C'est d'ailleurs une remarque que j'ai souvent entendue : les Juifs ont certainement fait avancer la science, ils ont plein de prix Nobel, mais la plupart sont en fait des Juifs assimilés ou s'étant sensiblement éloignés de la tradition juive. Einstein, Freud, Spinoza, Marx, sans parler de Jésus n'habitaient ni Méa Shéarim, Bné Brak ou même Meknès.
Sans vouloir répondre définitivement à cette vaste question (d'abord j'en serais incapable et ensuite il faut que je m'occupe de 3 gosses tous excités en cette période de vacances scolaires, sans compter ma femme qui veut obstinément que je fasse la vaisselle, bref j'ai aucune chance d'être philosophe), je proposerais bien une piste : le judaïsme ne cherche pas à ce que l'homme produise une œuvre. Qui dit œuvre, dit un ensemble finalisé, un aboutissement, un système. Parfois ce système est tellement brillant qu'on le dit inadapté à la vie prosaïque de l'homme (c'est la fameuse formule de Péguy : le kantisme a les mains purs, mais il n'a pas de main). Or, la Thora ne cherche pas à systématiser (le Talmud en est un exemple évident) et préfère mettre l'accent sur la dynamique de l'Etude. Sur ce que celle-ci provoque de façon existentielle chez l'homme, de ce qu'elle éveille de façon spécifique chez chacun de ses acteurs, surtout lorsque ceux-ci sont au moins deux à « réveiller » un texte, chacun avec son histoire et sa subjectivité. Que parfois, une étude soit stérile du point de vue utilitaire (question rituelle : « pourquoi étudier un passage bizarre comparant les 4 types de mises à mort possibles ? »), c'est une évidence. Et pourtant, ce qui a perduré pendant des siècles chez les Juifs, c'est cette Etude pharisienne. Dont on peut légitimement penser que d'un strict point de vue matérialiste, elle n'est pas étrangère à la destinée du peuple Juif, ni à ce qu'ont produit ses fruits les plus éloignés rappelés plus haut. Mais le cœur du peuple juif n'avait pas vocation à créer une œuvre. Il devait vivre selon des modalités définies par une transcendance qui ne se soucie ni d'Histoire, ni de Progrès, ni de Science, uniquement pour qu'un homme, sa famille et son peuple puisse accomplir une forme de projet divin qui passe par une sensibilité particulière à l'intériorité de chacun, révélée par l'Etude et une forme d'orthopraxie.
Je ne pourrais cependant pas finir ce post sans mentionner que la Thora est pleinement consciente de ce paradoxe : la famille permet de vivre mais elle est parfois inhibitrice quant à la grandeur d'une œuvre.
Deux exemples :1) La Michna raconte que Ben Azzaï, un temps marié avec la fille de Rabbi Akiva, n'a pu assumer cette charge. Il préférait en effet se consacrer corps et âme à l'étude de la Thora. Ce qui n'était pas compatible avec une charge de famille. Complètement contraire au message divin ? Certes, mais le reproche fait à Ben Azzaï n'est finalement pas catégorique. Rabbi Akiva lui-même a délaissé sa femme pendant plusieurs années pour aller étudier la Thora alors même que c'est elle qui l'a poussé à l'étude et à devenir le Maître qu'il est ensuite devenu.2) L'épisode de Bamidbar (Les Nombres) où Myriam attrape la maladie appelée Tzaraat. Le texte littéral nous dit que cette punition est due à certains mots malheureux qu'elle aurait prononcés à propos de la femme éthiopienne de Moïse, Tzipora. Le grand commentateur devant l'Unesco qu'est Marek Halter y a trouvé la première trace de racisme anti-black et a fait comme si Dieu avait accroché un badge Touche pas à mon pote pour défendre Tzipora (par pitié, arrêtez de lire Marek Halter, vous ferez une grande Mitzva). Les Sages de la Tradition orale nous enseignent autre chose. Myriam aurait en fait médit sur son frère Moïse. Celui-ci, monopolisé par sa fonction de leader du peuple juif, aurait délaissé son épouse, ce qui provoqua les reproches de Myriam. Ce qui est étonnant, c'est que non seulement Dieu ne reproche rien de tel à Moïse, mais en plus il punit Myriam pour ce geste. Moïse, le plus grand prophète du peuple juif, qui délaisse son épouse et dont le midrach nous rapporte que ses enfants n'ont pas très bien tourné…Certains destins peuvent-ils se passer d'une femme et d'enfants ? Faut-il systématiser et trouver une réponse ou laisser la question ouverte ?