Le croissant dans l'étau

Il semblerait qu'en plus de notre pessimisme irraisonné, on soit condamné en ce début d'année à gérer un gros gros stress. Comment ça, vous ne vous sentez pas stressés ? M'enfin ! vous n'êtes pas au courant ? Les journalistes, grâce aux dépêches d'agences de presse qu'ils se donnent de moins en moins la peine de faire semblant de réécrire, ont récemment découvert une espèce jusqu'alors inconnue d'islamistes : les islamo-gangsters (le lien mène vers un article du Monde, mais Le Point, L'Express, La Tribune - liste non exhaustive - reprennent tous en chœur l'expression qu'on trouve carrément dans le titre de la dépêche Reuters du 3 janvier : « Huit "islamo-gangsters" présumés aux assises en France »...).

Rien que le nom, ça fout les chocottes grave, non ? « Islamo », oulala ! ça évoque la nébuleuse Al Qaida (d'ailleurs nommée sans détour par 20 Minutes, qui titre aujourd'hui : "Procès des financiers présumés d'Al Qaida"), le barbu avec le couteau de boucher entre les dents, la ceinture d'explosifs, le terrorisme, bref le Barbare Majuscule. Et « gangster », ça sonne plutôt Al Capone, le crime organisé, les flingues, les explosifs pour faire sauter les coffres, tout ça. Séparément, c'est déjà angoissant. Mais alors, les deux ensemble, assemblés par un tiret, c'est flippant.

Non parce que bon, faudrait voir à pas confondre le gangster de base, qui braque des banques pour subvenir à ses besoins, maintenir un niveau de vie, un certain standing, tout ça quoi, et le gangster islamiste qui braque des banques par fanatisme. Ce dernier ne profite en aucune manière du fric qu'il a piqué : il refile tout à des experts, des alchimistes qui transforment les lingots en attentats meurtriers. "Islamo-gangster", donc.

Pour ceux et celles qui se seraient lancé-e-s dans la lecture d'une nouvelle aussi épouvantable sans prendre la précaution de connecter plus de deux neurones, Thierry Lévêque et Pauline Mével (rédacteurs de la dépêche) ont l'extrême obligeance de préciser que « [c]e procès, qui doit durer un mois devant une cour uniquement composée de magistrats professionnels, illustre pour l'antiterrorisme français les liens entre l'islamisme et le grand banditisme. ». Mais, sur le site du Monde, on a carrément droit à un "ou" qui élargit considérablement le champ des (liens) possibles : « Ce procès, qui doit durer un mois, illustre pour l'antiterrorisme français les liens de l'islamisme avec le grand banditisme ou la délinquance ordinaire. »

Le problème avec les liens, c'est qu'à trop en faire, on se retrouve méchamment ligoté. D'associations d'idées en amalgame, force est de constater qu'il y a entrave à la réflexion. Pas grand monde pour parler du fait (et le déplorer) que les présumés "islamo-gangsters" sont en détention préventive depuis cinq ans, et que celui qu'on soupçonne d'être "la tête pensante" de cette association de malfaiteurs nie farouchement. Pas grand monde non plus pour s'étonner du rétrécissement considérable du champ de ce que des gens très calés nomment "le droit commun", au profit d'une justice toujours plus exceptionnelle.

NB : l'illustration de ce billet a été dégotée sur un forum dit d'islamovigilance (décidément, les néologismes pleuvent comme des oiseaux morts en Arkansas !...), où s'expriment en toute décomplexion des gens persuadés de lutter "pour que la France ne devienne jamais une terre d'islam" (non, n'insistez pas, je ne mettrai pas de lien ! En revanche, si vous cliquez sur l'image,  vous atterrirez sur le site du Monde Diplo, où vous pourrez lire ou relire "Islamophobie", par Alain Gresh). Elle est évidemment employée ici au dixième degré.